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Comment allais-je l'annoncer à Bertrand ? Je ne pouvais pas faire ça par téléphone. Nous devions être ensemble, rien que nous deux. Il fallait que ce soit un moment de vraie intimité. Et faire attention que personne ne l'apprenne avant le troisième mois, moment où la grossesse serait bien installée. Je crevais d'envie d'appeler Hervé et Christophe, Isabelle, ma sœur, mes parents, mais je ne le fis pas. Mon mari devait être le premier à savoir. Ensuite, je l'annoncerais à ma fille. J'eus soudain une idée.

J'appelai Eisa, la baby-sitter et lui demandai si elle était libre ce soir pour garder Zoë. Elle l'était. Puis je réservai une table dans notre restaurant préféré, une brasserie de la rue Saint-Dominique que nous fréquentions depuis notre mariage. Pour finir, j'appelai Bertrand, tombai sur son répondeur où je laissai un message lui disant de me rejoindre chez Thoumieux à vingt et une heures précises.

J'entendis la clef de Zoë tourner dans la serrure de la porte d'entrée. Elle referma la porte en la claquant et se dirigea vers la cuisine, son sac à dos, chargé à bloc, à la main.

« Salut, Maman, dit-elle. Bonne journée ? »

Je souris. Comme toujours, c'est-à-dire chaque fois que je posais les yeux sur ma fille, j'étais frappée par sa beauté, sa silhouette élancée, ses yeux noisette pleins d'éclat.

« Viens là, toi », dis-je en l'engloutissant entre mes bras comme une louve.

Elle s'écarta et me regarda fixement.

« Elle a même dû être sacrément bonne, la journée, vu comment tu m'as prise dans tes bras.

— Tu as raison », dis-je avec l'envie folle de tout lui révéler. « C'est une très, très belle journée !

— Je suis heureuse pour toi. Tu avais l'air tellement bizarre ces derniers temps. À cause de ces enfants probablement.

— Ces enfants ? Quels enfants ? » dis-je en dégageant les cheveux qui lui tombaient sur le visage, de beaux cheveux lisses et châtains.

« Tu sais, les enfants. Les enfants du Vél d'Hiv. Ceux qui ne sont jamais rentrés chez eux.

— Oui, c'est vrai, dis-je. J'ai été envahie d'une telle tristesse, dont je ne peux me débarrasser. »

Zoë me prit les mains, en faisant tourner mon alliance, une manie qu'elle avait depuis sa plus tendre enfance.

« Tu sais, je t'ai entendue quand tu étais au téléphone la semaine dernière, dit-elle sans oser me regarder.

— C'est-à-dire ?

— Tu croyais que je dormais.

— Oh, dis-je.

— Mais je ne dormais pas. Il était tard. Tu parlais avec Hervé, je crois. Tu lui répétais ce que Mamé t'avait dit.

— À propos de l'appartement ? demandai-je.

— Oui, dit-elle en levant enfin les yeux vers moi. Sur cette famille qui y vivait, sur ce qui leur était arrivé et sur la façon dont Mamé avait vécu là toutes ces années sans avoir l'air de s'en soucier le moins du monde.

— Tu as entendu tout ça… », dis-je.

Elle hocha la tête.

« Est-ce que tu sais quelque chose sur cette famille, Maman ? Sais-tu qui étaient ces gens et ce qui leur est arrivé ?

— Non, ma chérie, je ne sais pas.

— C'est vrai que Mamé s'en fichait ? »

C'était un point délicat.

« Mon cœur, je suis sûre que non, mais je crois qu'elle ne savait pas vraiment ce qui s'était passé. » Zoë fit encore une fois tourner mon alliance entre ses doigts, mais plus rapidement.

« Maman, tu crois que tu vas trouver des choses sur ces gens ? »

Je stoppai les doigts nerveux en remettant ma bague en place.

« Oui, Zoë. C'est exactement ce que je vais faire, dis-je.

— Papa va détester ! dit-elle. Je l'ai entendu te dire d'arrêter de penser à tout ça. D'arrêter de t'en préoccuper. Il avait l'air très en colère. »

Je la tins serrée contre moi, posant mon menton sur son épaule. Je pensais au merveilleux secret que je portais en moi. Je pensais à mon rendez-vous de ce soir, chez Thoumieux. J'imaginais l'air abasourdi de Bertrand, le cri de joie qu'il ne pourrait s'empêcher de pousser.

« Ma chérie, dis-je. Papa ne dira rien, je te le promets. »

Épuisées par leur course folle, les deux petites filles s'accroupirent derrière un buisson. Elles avaient soif et étaient essoufflées. La fillette avait un point de côté. Si seulement elle avait pu boire un peu d'eau, se reposer un moment pour retrouver des forces. Mais elle savait qu'il ne fallait pas s'attarder. Il fallait continuer. Elle devait regagner Paris. D'une manière ou d'une autre.

« Enlevez votre étoile », avait dit le jeune policier. Elles se débarrassèrent des vêtements qui étaient censés les protéger et que les barbelés avaient complètement déchirés. La fillette regarda sa poitrine. Là où était cousue l'étoile, sur sa chemise. Elle tira dessus. Rachel l'imita et commença à tirer sur la sienne avec les ongles. Elle s'arracha facilement. Mais celle de la fillette était cousue trop serré. Alors elle enleva sa chemise et tint l'étoile devant ses yeux. Cousue à petits points parfaits. Elle se rappelait sa mère, courbée sur son ouvrage, cousant chaque étoile patiemment, l'une après l'autre. Ce souvenir lui fit venir des larmes. Elle enfouit sa tête dans la chemise et pleura, avec un désespoir qu'elle n'avait jamais ressenti jusque-là.

Elle sentit les bras de Rachel et ses mains blessées par les barbelés qui la tenaient fermement tout contre elle. Rachel dit : « C'est vrai pour ton petit frère ? Il est vraiment dans le placard ? » La fillette fit signe que oui. Rachel la serra encore un peu plus fort, lui caressa la tête. Où était sa mère à présent ? Et son père ? La fillette aurait aimé avoir des réponses. Où avaient-ils été emmenés ? Étaient-ils ensemble ? Allaient-ils bien ? S'ils voyaient leur fille pleurer derrière son buisson, sale, affamée, perdue… S'ils la voyaient à cet instant…

Elle se ressaisit et offrit à Rachel en même temps que ses cils pleins de larmes, son plus beau sourire. Sale, perdue, affamée, certes, mais pas effrayée. Elle essuya maladroitement ses larmes. Elle était trop grande à présent pour avoir peur. Elle n'était plus un bébé. Ses parents seraient fiers d'elle. C'était ce qu'elle souhaitait, qu'ils soient fiers de leur grande petite fille. Parce qu'elle avait réussi à s'échapper du camp. Parce qu'elle retournait à Paris sauver son frère. Oh oui, ils pouvaient être fiers parce qu'elle n'avait pas peur.

Elle s'acharna sur son étoile avec les dents, grignotant le travail de sa mère. Le morceau d'étoffe jaune finit par rendre les armes. Elle fixa un moment l'étoile qui venait de tomber de sa chemise. « JUIF » y était écrit en grosses lettres noires. Elle l'enroula dans la paume de sa main.

« N'est-elle pas minuscule tout à coup ? fit-elle à Rachel.

— Qu'est-ce qu'on va en faire ? dit Rachel. Si nous les gardons dans nos poches et qu'on nous fouille, nous sommes fichues. »

Elles décidèrent de les enterrer au pied du buisson avec les vêtements qui leur avaient servi à s'échapper. La terre était fine et sèche. Rachel creusa un trou, déposa les étoiles et les vêtements à l'intérieur, puis recouvrit le tout de terre brune.

« Et voilà ! dit-elle, enthousiaste. J'ai enterré nos étoiles. Elles sont mortes. Mises en bière. Pour les siècles des siècles. »

La fillette rit avec son amie. Puis elle se sentit honteuse. Sa mère lui avait dit qu'il fallait être fière de cette étoile. Fière d'être juive.

Elle n'avait pas envie de penser à tout ça à présent. Les choses étaient différentes. Tout était différent. Mais il y avait des urgences. Il fallait qu'elles trouvent rapidement de l'eau, à manger et un abri. Puis, pour la fillette, vite rentrer à la maison. Comment ? Elle ne le savait pas. Elle ne savait même pas où elles étaient. Mais elle avait de l'argent. Celui que le policier lui avait donné. Il ne s'était pas montré un si mauvais homme, après tout, ce policier. Cela pouvait laisser penser qu'il y aurait d'autres gens prêts à les aider. Des gens qui ne les détesteraient pas parce qu'elles étaient juives. Qui ne penseraient pas qu'elles étaient « différentes ».