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Elles n'étaient pas très loin du village. « Beaune-la-Rolande », lut Rachel à voix haute. Elles voyaient le panneau depuis leur buisson.

D'instinct, elles décidèrent de ne pas y mettre les pieds. Elles ne trouveraient pas d'aide là-bas. Les villageois connaissaient l'existence du camp et pourtant, personne n'était venu à leur secours, sauf ces femmes, un jour. De plus, le village était trop près du camp. Elles pourraient y croiser quelqu'un qui les renverrait directement à leur cauchemar. Elles tournèrent le dos à Beaune-la-Rolande et reprirent leur route en restant dans les hautes herbes du bas-côté. Si seulement elles avaient pu trouver à boire, pensait-elle en se sentant défaillir.

Elles marchèrent longtemps, se cachant dès qu'elles entendaient du bruit, une voiture, un fermier ramenant ses vaches à l'étable. Marchaient-elles dans la bonne direction ? Se dirigeaient-elles bien vers Paris ? La fillette n'aurait su dire. Mais ce dont elle était sûre, c'était qu'elles s'éloignaient du camp. Elle regarda ses chaussures. De vraies ruines. Dire que c'était ses chaussures des grandes occasions, celles qu'elle portait pour les anniversaires, pour aller au cinéma ou chez des amis. Avec sa mère, elles étaient allées les acheter à République. Cela paraissait si loin. Comme s'il s'agissait d'une autre vie. Elles étaient trop petites maintenant et lui blessaient les orteils.

Tard dans l'après-midi, elles atteignirent une forêt, longue et fraîche bande verdoyante au parfum doux et humide. Elles quittèrent la route, espérant trouver des fraises des bois ou des mûres. Après un moment, elles en avaient ramassé l'équivalent d'un plein panier. Rachel poussa un cri de plaisir. Puis elles s'assirent et mangèrent avec avidité. La fillette se souvenait du temps où elle allait ramasser des fruits avec son père, pendant ces vacances près de la rivière. Il y avait si longtemps.

Son estomac, qui avait perdu l'habitude d'une telle profusion, supporta mal ce repas. Elle se tenait le ventre, pliée de douleur, et vomit. Les fruits ressortirent, presque intacts. Sa bouche avait un goût amer. Elle dit à Rachel qu'il fallait absolument trouver de l'eau. Elle l'obligea à se lever et ensemble, elles s'enfoncèrent dans la forêt, dans ce monde mystérieux, émeraude, baigné de soleil. La fillette aperçut un chevreuil qui trottait parmi les fougères. Elle en eut le souffle coupé. En vrai rat des villes, elle n'était pas habituée à tant de nature.

Elles arrivèrent près d'un petit étang à l'eau limpide et fraîche. Elles y plongèrent les mains et la fillette but longtemps puis se rinça la bouche et se débarbouilla. Son visage était tout taché de mûres. Ensuite, elle plongea les jambes dans l'étang. Elle n'avait pas nagé depuis l'auberge près de la rivière et elle n'osa pas entrer dans l'eau en entier. Rachel l'incita cependant à la rejoindre. Alors la fillette se laissa aller, accrochée aux épaules de son amie qui la fit nager en la soutenant sous le menton et le ventre, comme son père le faisait. La sensation de l'eau contre sa peau était merveilleuse, apaisante, caressante comme du velours. Elle aspergea son crâne rasé où les cheveux commençaient à repousser en petit halo doré, mais dur comme la barbe naissante sur les joues de son père.

D'un coup, elle fut saisie d'un intense épuisement. Elle n'avait qu'une envie, s'allonger sur la mousse mœlleuse et s'endormir. Juste un petit moment. Faire une courte sieste. Rachel semblait d'accord. Elles pouvaient se reposer un peu. Elles étaient en sécurité ici. Elles se blottirent l'une contre l'autre, faisant monter, en se frottant contre le sol, le parfum frais de la mousse, si différent de celui de la paille nauséabonde des baraquements. La fillette s'assoupit rapidement. C'était un sommeil profond et apaisé, comme elle n'en avait pas connu depuis longtemps.

On nous avait donné notre table habituelle. Celle du coin, sur la droite en entrant, après le vieux zinc surmonté de miroirs teintés. La banquette de velours rouge formait un L. Je m'assis et regardai le ballet des serveurs dans leurs longs tabliers blancs. L'un d'eux me tendit un kir royal. Il y avait du monde. Bertrand m'avait invitée ici pour notre premier rendez-vous. L'endroit n'avait pas changé depuis. Le même plafond bas, les murs crème, les globes à la lumière douce, le linge de table amidonné. La même cuisine du terroir corrézien et gascon, la cuisine préférée de Bertrand. Quand je l'avais rencontré, il habitait rue Malar, dans un appartement exigu, sous les toits, où je trouvais l'air irrespirable en été. En bonne Américaine élevée à l'air conditionné, je ne comprenais pas comment il arrivait à survivre dans une telle fournaise. Moi, je vivais rue Berthe avec les garçons, et ma petite chambre sombre mais fraîche me paraissait un paradis pendant les étés suffocants de Paris. Bertrand et ses sœurs avaient été élevés dans le 7e arrondissement, un quartier distingué et aristocratique, là où ses parents avaient vécu des années, dans la longue rue de l'Université, non loin du magasin d'antiquités de la rue du Bac.

Notre table. Là où Bertrand m'avait demandée en mariage. Là où je lui avais annoncé que j'étais enceinte de Zoë. Là où je lui avais dit que je savais pour Amélie.

Amélie.

Pas ce soir. Pas maintenant. Amélie, c'était de l'histoire ancienne. L'était-ce vraiment ? Je devais admettre que je n'en étais pas tout à fait sûre. Mais disons que je préférais ne pas savoir. Ne rien voir. Nous allions avoir un autre enfant. Amélie ne pouvait rien contre ça. J'eus un sourire amer. Je fermais les yeux. Ne tenais-je pas là la typique attitude française : « fermer les yeux » sur les infidélités du mari ? Je me demandais pourtant si j'en étais réellement capable.

Quand je découvris qu'il m'avait été infidèle pour la première fois, dix ans auparavant, j'avais eu avec lui une terrible engueulade. Nous étions précisément assis à cette table. C'était là que j'avais décidé de mettre les points sur les i. Il n'avait pas nié. Il était resté calme, tranquille, m'avait écoutée, les doigts croisés sous le menton. J'avais des preuves. Des reçus de Carte bleue. Hôtel de la Perle, rue des Canettes. Hôtel Lenox, rue Delambre. Le Relais Christine, rue Christine. J'avais sorti les reçus les uns après les autres.

Il ne s'était pas montré très prudent. Ni avec les reçus ni avec les effluves de parfum féminin accrochés à ses vêtements, à ses cheveux, à la ceinture de sécurité de son Audi – le premier indice qui m'avait mis la puce à l'oreille. L'Heure bleue. Le parfum le plus lourd, le plus puissant, le plus sirupeux de chez Guerlain. Je n'eus aucune difficulté à trouver à qui ce parfum appartenait. En fait, je la connaissais déjà. Bertrand me l'avait présentée juste après notre mariage.

Divorcée, trois enfants déjà adolescents, la quarantaine, des cheveux poivre et sel. L'image de la perfection made in Paris. Petite, mince, parfaitement habillée, avec toujours le bon sac à main et les bonnes chaussures, un super boulot, un grand appartement donnant sur le Trocadéro. À cela s'ajoutait un nom de famille magnifique qui sonnait comme un grand cru. Vieille souche aristocratique dont elle portait les armoiries à la main gauche.