La petite fille retira sa chemise de nuit, attrapa un chemisier de coton, une jupe. Elle enfila des chaussures. Son frère l'observait sans bouger. De leur chambre, ils entendaient leur mère pleurer.
« Je vais aller dans notre cachette, murmura-t-il.
— Non ! lui ordonna sa sœur, tu viens avec nous, il le faut ! »
Elle le saisit, mais il se libéra de son étreinte et se glissa dans le long et profond placard encastré dans le mur. Là où ils avaient l'habitude de jouer à cache-cache. Ils s'y dissimulaient tout le temps, s'y enfermaient. C'était leur petite maison à eux. Papa et Maman connaissaient la cachette, mais faisaient semblant de l'ignorer. Ils criaient leurs prénoms d'une belle voix claire. « Mais où sont passés ces enfants ? C'est étrange, ils étaient encore là il y a une minute ! » Et son frère et elle gloussaient de contentement.
Dans ce placard, ils gardaient une lampe de poche, des coussins, des jouets, des livres et même une carafe d'eau que Maman remplissait tous les jours. Son frère ne sachant pas encore lire, la fillette lui faisait la lecture. Il aimait entendre Un bon petit diable. Il adorait l'histoire de Charles l'orphelin et de la terrifiante Mme Mac'Miche et comment Charles prenait sa revanche sur tant de cruauté. Elle la lui relisait sans cesse.
La fillette apercevait le visage de son frère qui la fixait dans le noir. Il était accroché à son ours en peluche préféré, il n'avait plus peur. Peut-être serait-il en sécurité, là, après tout. Il y avait de l'eau et la lampe de poche. Il pourrait regarder les images du livre de la comtesse de Ségur, celle qu'il aimait par-dessus tout, la magnifique revanche de Charles. Peut-être valait-il mieux qu'elle le laisse là pour le moment. Les hommes ne le trouveraient jamais. Elle reviendrait le chercher plus tard dans la journée, quand elles seraient autorisées à rentrer. Et Papa, dans sa cave, saurait que son garçon était caché, si jamais il remontait.
« Tu as peur là-dedans ? », dit-elle doucement, alors que les hommes l'appelaient.
« Non, dit-il. Je n'ai pas peur. Enferme-moi. Ils ne m'attraperont pas. »
Elle referma la porte sur le petit visage blanc, fit un tour de clef. Puis la glissa dans sa poche. La serrure était dissimulée derrière un faux interrupteur pivotant. Il était impossible de deviner les contours du placard dans le panneau mural. Oui, il serait à l'abri. Elle en était sûre.
La fillette murmura une dernière fois le prénom de son frère et pressa la paume de sa main contre le bois.
« Je reviendrai plus tard. Je te le promets. »
Nous sommes entrés en cherchant à tâtons les interrupteurs. Pas de lumière. Antoine ouvrit une paire de volets. Le soleil pénétra dans l'appartement. Les pièces étaient nues et poussiéreuses. Sans un meuble, le salon paraissait immense. Les rayons dorés obliquaient par les hautes fenêtres crasseuses, dessinant des figures de lumière sur les lattes brunes du plancher.
Je regardai la pièce, les étagères vides, les traces rectangulaires sur les murs où de beaux tableaux étaient autrefois accrochés, la cheminée de marbre où je me rappelais avoir vu brûler de bons feux, l'hiver, contre lesquels Mamé venait réchauffer ses mains blanches et délicates.
Je m'approchai d'une des fenêtres et regardai dans la cour verte et tranquille. J'étais heureuse de savoir que Mamé était partie sans voir son appartement vide. Cela l'aurait bouleversée. Cela me bouleversait.
« Ça sent encore comme Mamé, dit Zoë. Shalimar.
— Ça sent aussi l'horrible Minette », dis-je en me pinçant le nez. Minette avait été le dernier animal de compagnie de Mamé. Une chatte siamoise incontinente.
Antoine me regarda, surpris.
« Le chat », expliquai-je. Je le dis en anglais.
Bien sûr je connaissais le féminin de chat, mais je connaissais aussi l'autre sens de chatte en français. Et entendre Antoine s'esclaffer à je ne sais quel double sens douteux était bien la dernière chose que je désirais à présent.
Antoine inspecta l'endroit d'un œil professionnel.
« L'électricité n'est plus aux normes, remarqua-t-il en pointant les vieux fusibles de porcelaine. Le chauffage aussi est une antiquité. »
Les énormes radiateurs étaient noirs de crasse et plus écaillés qu'une peau de serpent.
« Attends de voir la cuisine et les salles de bains, dis-je.
— La baignoire a des pattes en forme de griffes, dit Zoë. Elle va me manquer, si on l'enlève. »
Antoine inspecta les murs, en donnant de petits coups.
« Je suppose que Bertrand et toi voulez tout rénover ? », dit-il en me regardant.
Je haussai les épaules.
« Je ne sais pas ce qu'il veut faire exactement. C'est son idée, de reprendre cet endroit. Je n'étais pas très chaude. Je voulais quelque chose de plus… pratique. Quelque chose de neuf. »
Antoine sourit.
« Mais ce sera tout neuf quand nous aurons fini.
— Peut-être. Mais pour moi, ce sera toujours l'appartement de Mamé. »
Ici, l'empreinte de Mamé était partout, même si elle était partie en maison de retraite depuis neuf mois déjà. La grand-mère de mon mari avait vécu là des années. Je me souvenais de notre première rencontre, seize ans auparavant. J'avais été impressionnée par les tableaux anciens, la cheminée de marbre où trônaient des photos de famille dans des cadres d'argent, les meubles à l'élégante et discrète simplicité, les nombreux livres sur les étagères de la bibliothèque, le piano à queue recouvert d'un riche velours rouge. Ce salon lumineux donnait sur une cour intérieure paisible dont le mur d'en face était recouvert d'un épais tapis de lierre. C'était dans cette pièce que je l'avais vue pour la première fois, que je lui avais tendu la main maladroitement, pas encore à mon aise avec ce que ma sœur appelait « la manie française de s'embrasser ».
On ne serrait pas la main d'une Parisienne, même la première fois. On l'embrassait sur les deux joues.
Mais je ne le savais pas encore, à l'époque.
L'homme en imperméable beige regarda à nouveau sa liste.
« Attendez, dit-il à son collègue, il manque un enfant. Un garçon. »
Il prononça son prénom.
Le cœur de la fillette cessa de battre un instant. La mère regarda vers elle. La petite posa furtivement un doigt sur ses lèvres. Geste que les deux hommes ne virent pas.
« Où est le garçon ? », demanda l'homme à l'imperméable.
La fillette s'avança en se tordant les mains.
« Mon frère n'est pas là, monsieur, dit-elle, dans son français parfait, son français de souche. Il est parti au début du mois, avec des amis, à la campagne. »
L'homme à l'imperméable la fixa attentivement. Puis il fit un signe du menton au policier.
« Fouillez l'appartement. Vite. Le père se cache peut-être aussi. »
Le policier inspecta les pièces les unes après les autres, ouvrant soigneusement chaque porte, regardant sous les lits, dans les placards.
Tandis que l'un retournait l'appartement, l'autre attendait en faisant les cent pas. Quand il fut de dos, la fillette montra rapidement la clef à sa mère. Papa viendra le chercher, Papa viendra plus tard, marmonna-t-elle. Sa mère acquiesça. D'accord, semblait-elle dire, j'ai compris où il était. Mais elle se mit à froncer les sourcils, à mimer la clef, à demander avec des gestes où elle laisserait la clef pour le père et comment celui-ci ferait pour savoir où elle était. L'homme se retourna soudain et les observa. La mère se figea. La petite fille tremblait de peur.