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Je remontai vers l'Arc de Triomphe, en slalomant avec impatience entre les hordes de touristes qui se promenaient d'un pas traînant, admirant l'arc et se prenant devant en photo. Je pris mon agenda et composai le numéro de l'association de Franck Lévy. Je demandai si je pouvais venir tout de suite au lieu de cet après-midi. On me dit qu'il n'y avait pas de problème. Ce n'était pas très loin, au niveau de l'avenue Hoche. J'y serais en dix minutes. Une fois sorti de l'artère engorgée des Champs-Élysées, les avenues qui partaient de la place de l'Étoile étaient étonnamment désertes.

Franck Lévy devait avoir dans les soixante-cinq ans. Son visage avait quelque chose de profond, de noble et de las. Je le suivis dans son bureau, une pièce haute de plafond, remplie de livres, de dossiers, d'ordinateurs, de photographies. Je jetai un œil sur les tirages noir et blanc punaisés sur les murs. Des bébés. Des nourrissons. Des enfants portant l'étoile jaune.

« Certains sont des enfants du Vél d'Hiv, dit-il en regardant avec moi. Mais tous font partie des onze mille enfants déportés de France. »

Il m'invita à m'asseoir à son bureau. Je lui avais envoyé par mail quelques questions pour qu'il prépare l'entretien.

« Vous vouliez des renseignements sur les camps du Loiret ? demanda-t-il.

— Oui, sur Beaune-la-Rolande et Pithiviers. Il y a beaucoup plus d'informations disponibles sur Drancy, qui est plus près de Paris, mais moins sur les deux autres. »

Franck Lévy soupira.

« Vous avez raison. On trouve peu de documentation sur ces camps du Loiret comparé à Drancy. Et vous verrez en y allant, il n'y a pas grand-chose sur place qui aide à comprendre ce qui s'est passé. Les gens qui vivent dans le coin ne veulent guère se souvenir. Ils ne veulent pas en parler. Et pour couronner le tout, il y a peu de survivants. »

Je regardai à nouveau les photos, les rangées de petits visages vulnérables.

« Ces camps servaient à quoi avant ? demandai-je.

— Il s'agissait de camps militaires construits en 1939 pour garder les prisonniers allemands. Mais sous le gouvernement de Vichy, ce furent des Juifs qu'on y envoya, dès 1941. En 42, les premiers trains directs pour Auschwitz commencèrent à quitter Beaune et Pithiviers.

— Pourquoi n'a-t-on pas envoyé les familles du Vél d'Hiv à Drancy, en banlieue parisienne ? »

Franck Lévy eut un sourire triste.

« Les Juifs sans enfant furent envoyés à Drancy après la rafle. Drancy est proche de Paris. Les autres camps à plus d'une heure de la capitale sont perdus au beau milieu de la campagne tranquille du Loiret. Ce fut là, en toute discrétion, que la police française sépara les enfants des parents. Cela n'aurait pas été si facile à Paris. Vous avez lu quelles méthodes brutales ils employaient, je suppose ?

— Il n'y a pas grand-chose à lire. »

Le triste sourire disparut.

« Vous avez raison. Pas grand-chose en effet. Mais nous savons comment tout s'est passé. Je vous prêterai avec plaisir quelques ouvrages, si vous voulez. Les enfants furent arrachés à leurs mères. Matraqués, battus, aspergés d'eau glacée. »

Mes yeux parcoururent les clichés des petits visages encore une fois. Je pensais à Zoë, seule, arrachée à moi et à Bertrand. Seule et affamée. Sale. Cela me donna le frisson.

« Les quatre mille enfants du Vél d'Hiv étaient un vrai casse-tête pour les autorités françaises, dit Franck Lévy. Les nazis avaient exigé qu'on déporte les adultes immédiatement. Pas les enfants. L'impeccable organisation ferroviaire ne devait pas être perturbée. D'où la brutale séparation d'avec les mères au début du mois d'août.

— Qu'est-il arrivé aux enfants après ? demandai-je.

— Les parents partirent directement des camps du Loiret pour Auschwitz tandis que les enfants furent abandonnés à eux-mêmes dans des conditions sanitaires effroyables. Mi-août, la décision de Berlin arriva. On devait aussi déporter les enfants. Cependant, pour éviter que cela se sache, les enfants furent déplacés à Drancy, puis en Pologne, mélangés à des adultes, ainsi l'opinion publique ne se douterait pas que ces enfants avaient été séparés de leurs parents et on penserait qu'on les envoyait à l'Est avec leur famille dans des camps de travail. »

Franck Lévy fit une pause, regardant, comme je le faisais, les photographies punaisées au mur.

« Quand ces enfants sont arrivés à Auschwitz, on n'opéra pas de « sélection ». On ne les mit pas en rang avec les hommes et les femmes. On ne regarda pas qui était en bonne santé, qui était malade, qui pouvait travailler, qui ne le pouvait pas. On les envoya directement dans les chambres à gaz.

— Grâce au gouvernement français, aux bus parisiens et à la SNCF », ajoutai-je.

Peut-être était-ce parce que j'étais enceinte, peut-être était-ce à cause des hormones ou parce que je n'avais pas dormi, mais je me sentis soudain totalement dévastée.

Je ne pouvais détourner mon regard des photographies. J'étais comme pétrifiée.

Franck Lévy le remarqua, mais ne dit rien. Puis il se leva et vint poser sa main sur mon épaule.

La fillette se jeta sur la nourriture placée devant elle, l'enfournant en faisant des bruits que sa mère aurait détestés. C'était le paradis. Cette soupe était la soupe la plus délicieuse, la plus savoureuse qu'elle avait jamais mangée. Et le pain ! Il était si frais, si tendre. Le brie était riche et crémeux. Les pêches succulentes et douces comme du velours. Rachel mangeait plus lentement. La fillette remarqua qu'elle était pâle. Ses mains tremblaient, ses yeux étaient fiévreux.

Le vieux couple s'affairait dans la cuisine, resservant de la soupe, remplissant les verres d'eau fraîche. La fillette les entendait poser des questions mais était incapable de leur répondre. Ce fut seulement quand Geneviève les emmena, elle et Rachel, prendre un bain à l'étage que sa langue se délia. Elle décrivit le grand endroit où on les avait tous emmenés et enfermés pendant des jours, sans eau ni nourriture, puis le trajet en train à travers la campagne, le camp et l'atroce séparation d'avec les parents et finalement la fuite.

La vieille femme l'écouta en hochant la tête tandis qu'elle déshabillait tendrement Rachel. La fillette vit apparaître le corps décharné de son amie, dont la peau était couverte de boursouflures rouges. La vieille femme semblait consternée.

« Que t'ont-ils fait ? » murmura-t-elle.

Les yeux de Rachel cillèrent à peine. La vieille femme l'aida à entrer dans l'eau chaude et savonneuse. Elle la lava comme le faisait la mère de la fillette avec son petit frère.

Puis elle porta Rachel dans une grande serviette jusqu'à un lit.

« À toi, maintenant », dit Geneviève, en faisant couler un nouveau bain. « Quel est ton prénom, petite ? Tu ne m'as pas encore dit.

— Sirka, dit la fillette.

— Quel joli prénom ! » dit Geneviève en lui tendant une éponge propre et du savon. Elle remarqua que la petite était gênée d'être nue devant elle, alors elle se retourna pour la laisser se déshabiller et se plonger dans l'eau. La fillette se lava avec soin, prenant plaisir à barboter dans l'eau chaude, puis elle sortit avec agilité de la baignoire et s'enroula dans une serviette qui sentait bon la lavande.