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Geneviève était occupée à laver les vêtements crasseux des petites dans le grand lavabo émaillé. La fillette resta à la regarder un moment, puis elle posa une main timide sur le bras potelé de la vieille dame.

« Madame, pourriez-vous m'aider à aller à Paris ? »

Geneviève, surprise, se retourna vers elle.

« Tu veux vraiment rentrer à Paris, petite ? »

La fillette se mit à trembler de la tête aux pieds. La vieille femme comprit que c'était important. Elle abandonna sa lessive et s'essuya les mains.

« Qu'y a-t-il, Sirka ? »

Les lèvres de la fillette tremblaient.

« C'est mon petit frère, Michel. Il est encore dans l'appartement. À Paris. Il est enfermé dans un placard, dans notre cachette. Il est là depuis que la police est venue nous chercher. Je pensais l'avoir mis à l'abri. J'ai promis de revenir pour le tirer de là. »

Geneviève l'écoutait avec attention, essayant de la calmer en posant les mains sur ses petites épaules maigrichonnes.

« Sirka, depuis combien de temps ton frère est-il dans ce placard ?

— Je ne sais pas, dit la fillette d'un air abattu. Je ne me souviens pas. Je ne me souviens pas ! »

D'un coup, les dernières onces d'espoir qu'elle portait encore s'évanouirent. Elle avait lu dans les yeux de la vieille dame ce qu'elle redoutait le plus. Michel était mort. Mort dans le placard. Elle le savait. Il était trop tard. Elle avait attendu trop longtemps. Il n'avait pas pu survivre. Il n'avait pas tenu le coup. Il était mort, là, tout seul, dans le noir, sans eau, sans nourriture, avec son ours et son livre d'histoires. Il avait fait confiance à sa sœur. Il avait attendu. Il avait dû l'appeler, crier son nom encore et encore. Sirka, Sirka, où es-tu ? Où es-tu ? Il était mort, Michel était mort. Il n'avait que quatre ans et il était mort, à cause d'elle. Si elle ne l'avait pas enfermé à clef ce jour-là, il serait toujours vivant, il serait là maintenant, elle pourrait lui donner son bain, là, maintenant. Elle aurait dû veiller sur lui, elle aurait dû l'amener ici où il aurait été à l'abri. C'était sa faute. Tout était sa faute.

La fillette s'écroula sur le sol, comme un petit être brisé. Des vagues de désespoir la submergeaient.

Jamais dans sa courte vie, elle n'avait ressenti une souffrance si aiguë. Elle sentit que Geneviève la prenait dans ses bras, caressait son crâne rasé, lui murmurait des mots de réconfort. Elle se laissa aller, se rendit à la chaleur de ces vieux bras qui l'entouraient. Puis elle eut la douce sensation d'un matelas mœlleux et de draps propres contre sa peau. Elle tomba dans un sommeil trouble et étrange.

Elle se réveilla de bonne heure. Elle était perdue. Elle ne comprenait pas où elle était. C'était étrange de dormir dans un vrai lit après toutes ces nuits sur la paille du baraquement. Elle alla à la fenêtre. Les volets étaient entrouverts, laissant apparaître un grand jardin dont les parfums montaient jusqu'à elle. Des poules couraient sur la pelouse, poursuivies par un chien facétieux. Sur un banc en fer forgé, un gros chat roux se léchait lentement les pattes. La fillette entendit des oiseaux et le chant d'un coq. Non loin, une vache meuglait. C'était un beau matin frais et ensoleillé. La fillette se dit qu'elle n'avait jamais vu un endroit plus joli et plus tranquille. La guerre, la haine, l'horreur, semblaient si loin. Le jardin en fleurs, les arbres, les animaux, aucune de ces choses ne portait la marque du mal dont elle avait été témoin depuis des semaines.

Elle examina la chemise de nuit blanche qu'elle portait, un peu trop longue pour elle. À qui appartenait-elle ? Peut-être ce couple avait-il des enfants ou des petits-enfants. La chambre où elle avait dormi était spacieuse, simple mais confortable. Près de la porte se trouvait une étagère avec des livres. Elle alla y jeter un œil. Ses livres préférés étaient là, Jules Verne, la comtesse de Ségur. Sur les pages de garde, une main juvénile et scolaire avait écrit : Nicolas Dufaure. Elle se demanda de qui il s'agissait.

Elle descendit l'escalier. Les marches de bois craquaient, des murmures venaient de la cuisine. La maison était calme et accueillante, sans prétention. Ses pieds effleuraient maintenant les tommettes rouges. Elle jeta un œil dans le salon baigné de soleil, qui sentait bon la cire d'abeilles et la lavande. Une immense horloge comtoise sonnait les heures avec solennité.

Elle marcha sur la pointe des pieds jusqu'à la cuisine et regarda par la porte entrouverte. Le vieux couple était assis autour d'une longue table et buvait dans des bols bleus. Ils avaient l'air soucieux.

« Rachel m'inquiète, disait Geneviève. Elle a une forte fièvre qui refuse de tomber. Et sa peau. Ce n'est pas beau. Vraiment pas. » Elle soupira profondément. « L'état de ces enfants, Jules ! L'une d'elles avait des poux jusque dans les cils. »

La fillette hésitait à entrer dans la cuisine.

« Je me demandais si… », commença-t-elle.

Le vieux couple se tourna vers elle et lui sourit.

« Eh bien, dit le vieil homme, voici une toute nouvelle petite fille ce matin ! Avec même les joues un peu roses.

— Il y avait quelque chose dans mes poches… » dit la fillette.

Geneviève se leva et montra une étagère.

« J'ai trouvé une clef et un peu d'argent. Tout est là. »

La fillette alla prendre son bien et le tint précieusement dans ses mains.

« C'est la clef du placard, dit-elle à voix basse. Le placard où est enfermé Michel. Notre cachette. »

Jules et Geneviève échangèrent un regard.

« Je sais que vous pensez qu'il est mort, balbutia la fillette. Mais je veux tout de même rentrer à Paris. Je dois savoir. Peut-être quelqu'un a-t-il pu l'aider, comme vous l'avez fait avec moi ! Peut-être qu'il m'attend. Je dois savoir, je dois être sûre ! Je me servirai de l'argent que le policier m'a donné.

— Mais comment vas-tu aller jusqu'à Paris, petite ? demanda Jules.

— Je prendrai le train. Paris n'est pas si loin, n'est-ce pas ? »

Ils se regardèrent encore une fois.

« Sirka, nous vivons au sud d'Orléans. Vous avez beaucoup marché avec Rachel. Mais en vous éloignant de Paris. »

La fillette se redressa. Elle retournerait à Paris, auprès de Michel, pour savoir ce qui s'était passé, coûte que coûte.

« Je dois partir, dit-elle fermement. Il y a sûrement des trains pour aller d'Orléans à Paris. Je partirai dès aujourd'hui. »

Geneviève s'approcha et lui prit les mains.

« Sirka, ici, tu es en sécurité. Tu peux rester avec nous pendant un temps. Nous sommes fermiers, nous avons du lait, de la viande, des œufs, pas besoin de tickets de rationnement ici. Tu peux te reposer, manger à ta faim et te refaire une santé.

— Merci, dit la fillette, mais je me sens déjà mieux. Je dois rentrer à Paris. Pas la peine de m'accompagner. Je sais me débrouiller toute seule. Dites-moi juste comment aller à la gare. »