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Je regardai de nouveau le beau visage innocent.

« Qu'a-t-il bien pu lui arriver ? murmurai-je.

— La dernière trace que nous ayons d'elle, c'est à Beaune. Peut-être s'est-elle sauvée, peut-être a-t-elle été recueillie par une famille du coin et est-elle restée cachée jusqu'à la fin de la guerre sous un nom d'emprunt.

— Cela était-il fréquent ?

— Oui. Un grand nombre d'enfants juifs ont survécu de cette façon, grâce à l'aide et à la générosité de familles françaises ou d'institutions religieuses. »

J'insistai.

« Pensez-vous que Sarah Starzynski a été sauvée ? Pensez-vous qu'elle a survécu ? »

Il baissa le regard sur la photographie de cette charmante enfant au sourire timide.

« Je l'espère. À présent, vous avez l'information que vous désiriez. Vous savez qui vivait dans votre appartement.

— Oui, dis-je. Merci, merci beaucoup. Mais je me demande toujours comment la famille de mon mari a pu vivre à cet endroit en sachant que les Starzynski avaient été arrêtés. Cela m'est totalement incompréhensible.

— Ne les jugez pas trop vite, me mit en garde Franck Lévy. Bien sûr, il y avait beaucoup d'indifférence chez les Parisiens, mais n'oubliez pas que Paris était occupé. Les gens avaient peur pour leur vie. C'était une époque très particulière. »

En quittant son bureau, je me sentis soudain très fragile. J'étais au bord des larmes. Cette journée avait été épuisante. J'étais littéralement vidée. Comme si le monde se resserrait autour de moi, faisant pression de tous côtés. Bertrand. Le bébé. La décision impossible que je devais prendre. La discussion que je serais obligée d'avoir ce soir avec mon époux.

Et aussi, le mystère de l'appartement de la rue de Saintonge. L'emménagement de la famille Tézac, juste après l'arrestation des Starzynski. Mamé et Édouard qui ne voulaient pas en parler. Pourquoi ? Que s'était-il passé ? Pourquoi refusaient-ils de me le dire ?

En marchant en direction de la rue Marbeuf, je me sentis submergée par quelque chose d'énorme et d'incontrôlable.

Le soir, je retrouvai Guillaume au Select. Nous nous assîmes à l'intérieur, près du bar, loin de la terrasse bruyante. Il avait apporté des livres. J'étais ravie. C'était ceux que je cherchais sans pouvoir mettre la main dessus. Notamment un, sur les camps du Loiret. Je le remerciai chaleureusement.

Je n'avais pas prévu de partager avec lui mes découvertes de l'après-midi, mais tout sortit malgré moi. Guillaume m'écouta avec attention. Quand j'eus terminé, il me dit que sa grand-mère lui avait parlé de ces appartements réquisitionnés après la rafle. La police avait apposé des scellés sur certains, qui avaient été brisés après quelques mois ou quelques années, quand il semblait sûr que plus personne ne reviendrait. Selon sa grand-mère, la police travaillait le plus souvent avec la complicité des concierges, qui trouvaient toujours de nouveaux locataires en un claquement de doigts. C'était probablement ce qui était arrivé à ma belle-famille.

« Pourquoi est-ce si important pour vous, Julia ? finit par me demander Guillaume.

— Je veux savoir ce qui est arrivé à cette petite fille. »

Il me scruta du regard. Ses yeux étaient profonds et graves.

« Je comprends, mais faites attention quand vous interrogez la famille de votre mari.

— Je suis sûre qu'ils me cachent quelque chose. Je veux savoir quoi.

— Soyez prudente, Julia », répéta-t-il. Il me sourit, mais ses yeux restèrent sérieux. « On ne joue pas impunément avec la boîte de Pandore. Parfois, il vaut mieux qu'elle reste fermée. Parfois, il vaut mieux ne rien savoir. »

Franck Lévy m'avait mise en garde de la même façon, ce matin même.

Jules et Geneviève s'étaient agités dans tous les sens dans la maison pendant une dizaine de minutes, comme des animaux affolés, remuant les bras sans dire un mot. Ils semblaient désespérés. Ils essayèrent de déplacer Rachel pour l'amener au rez-de-chaussée, mais la petite fille était trop faible. Ils décidèrent finalement de la laisser dans son lit. Jules faisait de son mieux pour rassurer Geneviève, sans grand succès. Elle s'écroulait régulièrement sur le fauteuil ou le canapé le plus proche et fondait en larmes.

La fillette les suivait comme un petit chien inquiet. Ils ne répondaient à aucune de ses questions. Elle remarqua que Jules n'arrêtait pas de regarder en direction de l'entrée, jetant un coup d'œil vers la barrière, par la fenêtre. La fillette sentit la peur envahir son cœur.

À la tombée de la nuit, Jules et Geneviève s'assirent face à face près de la cheminée. Ils avaient retrouvé leur calme. L'inquiétude s'était pondérée. Cependant, la fillette voyait bien que les mains de Geneviève tremblaient. Tous les deux étaient pâles et n'arrivaient pas à détacher leurs yeux de la grande horloge.

À un moment, Jules se tourna vers la fillette et lui parla doucement. Il lui demanda d'aller de nouveau se cacher dans la cave, de passer derrière les grands sacs de pommes de terre et de se dissimuler derrière, du mieux qu'elle pourrait. Il lui demanda si elle comprenait bien. C'était très important. Si quelqu'un entrait dans la cave, elle devait être absolument invisible.

La fillette se raidit.

« Les Allemands vont venir ! »

Avant que Jules ou Geneviève eussent pu dire un mot, le chien se mit à aboyer. Ils sursautèrent. Jules fit signe à la fillette et ouvrit la trappe. Elle obéit immédiatement et se glissa dans l'obscurité de la cave qui sentait le moisi. Elle ne voyait rien, mais finit par trouver les sacs de patates, tout au fond, en tâtonnant. Elle sentit la toile de jute sous ses doigts. Il y en avait plusieurs, empilés les uns sur les autres. Elle les écarta pour passer derrière. Un des sacs s'ouvrit et se vida bruyamment de son contenu. Elle se recouvrit de pommes de terre avec hâte.

Puis elle entendit des pas. Lourds et cadencés. Elle en avait entendu de semblables à Paris, après l'heure du couvre-feu. Elle savait ce que ça voulait dire. Chez ses parents, elle avait regardé par la fenêtre, sous le papier kraft collé à la vitre, et elle avait vu les hommes qui patrouillaient dans les rues faiblement éclairées, des hommes aux mouvements parfaitement réglés qui portaient des casques ronds.

Le même pas. Qui se dirigeait droit sur la maison. Une douzaine d'hommes, d'après ce qu'elle entendait. Une voix masculine, un peu étouffée mais audible, lui parvint aux oreilles. Ça parlait allemand.

Ils étaient donc là. Ils venaient les prendre, Rachel et elle. Elle eut soudain une envie irrépressible de vider sa vessie.

Elle sentait les pas juste au-dessus de sa tête. Le marmonnement d'une conversation qu'elle ne pouvait saisir. Puis la voix de Jules :

« Oui, lieutenant, il y a, ici, une enfant malade.

— Une enfant malade, mais aryenne, bien sûr ajouta la voix étrangère et gutturale.

— Une enfant malade, lieutenant.

— Où est-elle ?

— À l'étage. » La voix de Jules était presque éteinte.

Les pas lourds faisaient trembler le plafond. Puis le cri perçant de Rachel envahit toute la maison. Les Allemands l'arrachaient de son lit. On n'entendit plus qu'un petit gémissement. Rachel était bien trop mal en point pour leur tenir tête.

La fillette mit ses mains sur ses oreilles. Elle ne voulait rien entendre. C'était au-dessus de ses forces. Dans le silence qu'elle se donnait ainsi, elle se sentit protégée.