Выбрать главу

Je regardai ma montre. Deux heures et demie.

« Je dois y aller, dis-je. J'ai rendez-vous avec Joshua.

— Qu'est-ce qu'on fait de Zoë ? » demanda Bertrand.

Zoë leva les yeux au ciel.

« Ben, je peux rentrer en bus à Montparnasse.

— Et l'école ? », dit Bertrand.

Elle leva les yeux au ciel une nouvelle fois.

« Papa ! On est mercredi et je te rappelle qu'il n'y a pas d'école le mercredi après-midi, tu te souviens ? »

Bertrand se gratta la tête.

« À mon époque…

— Il n'y avait pas école le jeudi », acheva Zoë comme un refrain mille fois entonné.

« Ce système d'éducation français ridicule, soupirai-je. Et école le samedi matin par-dessus le marché ! »

Antoine était d'accord avec moi. Ses fils allaient dans une école privée où il n'y avait pas cours le samedi matin. Mais Bertrand – comme ses parents – était un ardent défenseur de l'école publique. J'avais voulu inscrire Zoë dans une école bilingue, il y en avait plusieurs à Paris, mais la tribu Tézac ne voulait pas en entendre parler. Zoë était Française, née en France. Elle irait dans une école française. Elle suivait donc les cours du lycée Montaigne, près des jardins du Luxembourg. Les Tézac paraissaient oublier que Zoë avait une mère américaine. Par chance, l'anglais de Zoë était parfait. Je n'avais toujours parlé que cette langue avec elle et elle allait souvent rendre visite à mes parents à Boston. Elle passait la plupart de ses vacances d'été à Long Island dans la famille de ma sœur Charla.

Bertrand se tourna vers moi. Il avait cette petite lueur dans le regard, une lueur dont je me méfiais, qui pouvait signifier quelque chose de drôle ou de cruel, ou les deux à la fois. Antoine savait aussi à quoi s'attendre, à en juger par la façon dont il plongea un regard concentré sur ses mocassins en cuir.

« Bien sûr, nous savons ce que Miss Jarmond pense de nos écoles, de nos hôpitaux, de nos grèves interminables, de nos longues vacances, de notre système de plomberie, de notre poste, de notre télévision, de notre politique, de nos merdes de chiens sur les trottoirs, dit Bertrand en me montrant sa dentition parfaite. Nous avons entendu son refrain des centaines de fois, vraiment des centaines, n'est-ce pas ? J'aime l'Amérique, tout est clean en Amérique, tout le monde ramasse ses crottes de chien en Amérique !

— Papa, arrête ! Tu es lourd ! » dit Zoë en me prenant la main.

De la cour, la fillette vit un voisin en pyjama penché à sa fenêtre. C'était un gentil monsieur, un professeur de musique. Il jouait du violon et elle aimait l'écouter. Il jouait souvent pour elle et pour son frère de l'autre côté de la cour. De vieilles chansons françaises, Sur le pont d'Avignon, À la claire fontaine, et aussi des airs du pays de ses parents, des airs qui donnaient toujours envie de danser joyeusement à ses parents, les pantoufles de sa mère glissant alors sur les lattes du parquet tandis que son père la faisait valser, encore et encore, jusqu'à lui donner le tournis.

« Que faites-vous ? Où les emmenez-vous ? » s'écria-t-il.

Sa voix traversa la cour en couvrant les cris du bébé. L'homme à l'imperméable ne lui répondit pas.

« Mais vous ne pouvez pas faire ça, continua le voisin. Ce sont des honnêtes gens, des gens bien ! Vous ne pouvez pas faire ça ! »

Au son de sa voix, des volets commencèrent à s'ouvrir, des visages apparurent derrière les rideaux.

Mais la fillette remarqua que personne ne bougeait, personne ne disait rien. Ils se contentaient de regarder.

La mère s'arrêta, incapable de continuer à marcher, le dos secoué de sanglots. Ils la poussèrent brutalement pour la faire avancer.

Les voisins regardaient la scène en silence. Même le professeur de musique se taisait à présent.

Soudain la mère se retourna et hurla à perdre haleine. Elle hurla le nom de son époux. Trois fois.

Les hommes la saisirent par le bras et la secouèrent sans égard. Elle lâcha ses bagages et ses paquets. La fillette voulut les faire cesser, mais ils la repoussèrent.

Un homme apparut sous le porche, un homme mince portant des vêtements froissés, avec une barbe de trois jours et des yeux rougis et fatigués. Il traversa la cour en marchant bien droit.

Quand il passa au niveau des deux hommes, il leur dit qui il était. Son accent était aussi prononcé que celui de la femme.

« Emmenez-moi avec ma famille », dit-il.

La fillette glissa sa main dans celle de son père.

Elle se dit qu'elle était en sécurité. En sécurité avec son père et sa mère. Tout cela finirait vite. C'était la police française, pas les Allemands. Personne ne leur ferait de mal.

Ils reviendraient bientôt dans l'appartement et Maman préparerait un bon petit déjeuner. Et le petit frère sortirait de sa cachette. Et Papa retournerait à l'atelier dont il était contremaître, en bas de la rue, où on fabriquait des ceintures, des sacs et des portefeuilles. Tout serait comme avant. Très vite, la vie redeviendrait sûre.

Dehors, il faisait jour. L'étroite rue était vide. La fillette se retourna sur son immeuble, sur les visages silencieux aux fenêtres, sur la concierge qui berçait la petite Suzanne.

Le professeur de musique leva lentement la main en signe d'au revoir. Elle fit de même en lui souriant. Tout allait bien se passer. Elle reviendrait, ils reviendraient tous. Mais le visage du violoniste exprimait tant de détresse. Des larmes coulaient sur ses joues, des larmes muettes qui disaient l'impuissance et la honte, et que la fillette ne comprenait pas.

« Lourd, moi ? Mais ta mère adore ça ! gloussa Bertrand en jetant un coup d'œil complice à Antoine. N'est-ce pas, mon amour, que tu aimes ça ? N'est-ce pas, chérie ? »

Il tourna sur lui-même dans le salon, claquant des doigts sur l'air de West Side Story.

Je me sentais bête, ridicule, devant Antoine. Pourquoi Bertrand prenait-il tant de plaisir à me faire passer pour l'Américaine pleine de préjugés, toujours prompte à critiquer les Français ? Et pourquoi restais-je plantée là à le laisser faire sans réagir ? À une certaine époque, cela m'amusait. Au début de notre mariage, c'était même notre blague favorite, qui faisait hurler de rire nos amis français comme nos amis américains. Au début.

Je souris, comme d'habitude. Mais de façon un peu crispée.

« As-tu rendu visite à Mamé dernièrement ? » demandai-je.

Bertrand était déjà passé à autre chose, occupé à prendre des mesures.

«Quoi ?

— Mamé, répétai-je patiemment. Je crois qu'elle aimerait beaucoup te voir. Elle serait sûrement heureuse de parler un peu de l'appartement. »

Ses yeux se plantèrent dans les miens.

« Pas le temps, amour. Vas-y, toi ! » Il me fît son regard suppliant. « Bertrand, je m'y rends chaque semaine, tu le sais bien. » Il soupira.

« C'est ta grand-mère après tout, dis-je.

— Mais elle t'adore, Miss America, dit-il avec un sourire. Et moi aussi je t'adore, baby. »

Il s'avança pour m'embrasser sur les lèvres. L'Américaine. « Alors, c'est vous l'Américaine ? » avait dit Mamé en guise d'introduction, des années en arrière, dans cette même pièce, en me toisant de ses pupilles grises et songeuses. L'Américaine. Oh oui, à quel point je m'étais sentie américaine avec ma coupe dégradée, mes baskets et mon large sourire, devant cette quintessence de femme française de soixante-quinze ans qui se tenait si droite, avec son profil aristocratique, son chignon impeccable et ses yeux malicieux. Pourtant, j'avais aimé Mamé au premier regard. Aimé son rire surprenant et guttural. Son humour à froid.