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8 septembre 1946.

Alain, mon fils chéri,

Quand Sarah est revenue la semaine dernière, après avoir passé l'été avec toi et Henriette, elle avait de bonnes joues roses… et un sourire. Jules et moi n'en revenions pas. C'était extraordinaire. Elle t'écrira elle-même pour te remercier, mais je tenais à te dire dès maintenant comme je te suis reconnaissante pour ton aide et ton hospitalité. Nous sortons de quatre années bien sombres, comme tu le sais. Quatre longues années d'Occupation, de peur, de privation, pour nous et notre pays. Quatre années dont nous avons payé le prix, Jules et moi, mais surtout Sarah. Je crois qu'elle ne s'est jamais remise de ce qui s'est passé pendant l'été 1942, quand nous l'avons ramenée dans l'appartement de ses parents, dans le Marais. Ce jour-là, quelque chose en elle s'est définitivement brisé. Effondré.

Ce fut une période bien difficile et ton soutien nous a été précieux. Cacher Sarah pour qu'elle échappe à l'ennemi, la mettre à l'abri jusqu'à l'Armistice fut un cauchemar permanent. Mais désormais, Sarah a une famille. Nous sommes devenus sa famille. Et tes fils, Gaspard et Nicolas, ses frères. C'est une Dufaure à présent. Elle porte notre nom.

Je sais cependant qu'elle n'oubliera jamais. Derrière le sourire et les joues roses, il reste quelque chose de dur en elle. Elle ne sera jamais une jeune fille de quatorze ans comme les autres. Elle est déjà une femme, une femme amère. Parfois, il me semble qu'elle est plus âgée que moi. Elle ne parle jamais de sa famille, de son frère. Mais je sais qu'ils sont toujours avec elle. Toujours. Elle va au cimetière chaque semaine, parfois plus souvent, se recueillir sur la tombe de son frère. Elle y va seule. Elle refuse que je l'accompagne. Parfois, je la suis ; juste pour m'assurer que tout va bien. Elle s'assoit devant la petite tombe et reste sans bouger. Elle peut rester là des heures en serrant entre ses doigts la clef de cuivre qu'elle porte toujours sur elle. La clef du placard où son pauvre petit frère est mort. Quand elle rentre, son visage est fermé, froid. Elle a du mal à parler, à entrer en contact avec moi. J'essaie de lui donner tout mon amour. Elle est la fille que je n'ai jamais eue.

Elle ne parle jamais de Beaune-la-Rolande. Si, par hasard, nous passons près du village, elle devient toute pâle. Elle tourne la tête et ferme les yeux. Je me demande si un jour, le monde saura pour tout ça. Si tout ce qui s'est passé ici apparaîtra au grand jour. Ou si cela restera pour toujours un secret, enterré dans le passé, un passé si trouble.

Depuis que la guerre est terminée, Jules a souvent été au Lutetia, parfois avec Sarah, pour savoir qui rentrait des camps. En espérant, toujours en espérant. Nous espérions tous, de toutes nos forces. Mais désormais nous savons. Ses parents ne rentreront pas. Ils sont morts à Auschwitz pendant le terrible été 1942.

Je me demande souvent combien d'enfants comme elle ont traversé cet enfer et survécu, et doivent maintenant continuer à vivre, sans les êtres qu'ils aimaient. Tant de souffrance et tant de peine. Sarah a dû tout abandonner : sa famille, son nom, sa religion. Nous n'en parlons jamais, mais je sais à quel point le vide est profond, combien tout cela est cruel. Sarah parle souvent de quitter ce pays, de tout recommencer ailleurs, loin de ce qu'elle a connu et subi. Elle est trop petite, trop fragile pour quitter encore la ferme, mais un jour viendra Jules et moi devrons savoir la laisser partir.

Oui, la guerre est finie, enfin finie, mais pour ton père et moi, rien n'est plus pareil. Et plus rien ne sera jamais pareil. La paix a un goût amer. Et le futur est inquiétant. Les événements qui ont eu lieu ont changé la face du monde. Celle de la France aussi. Notre pays n'est pas encore remis de ces sombres années. Cela arrivera-t-il un jour ? Ce n'est plus la France que j'ai connue lorsque j'étais enfant. C'est une autre France que je ne reconnais pas. Je suis vieille désormais et je sais que les jours me sont comptés. Mais Sarah, Gaspard et Nicolas sont encore jeunes. Ils vont vivre dans cette nouvelle France. J'ai de la peine pour eux car j'ai peur de ce qui adviendra.

Mon cher fils, je ne voulais pas t'écrire une lettre triste, hélas, j'ai bien peur qu'elle en ait pris la tournure et tu m'en vois désolée. Le jardin a besoin d'entretien, les poules attendent d'être nourries, alors je dois te laisser. Je te remercie encore pour tout ce que tu as fait pour Sarah. Que Dieu vous bénisse, toi et Henriette, pour votre générosité, votre fidélité, et qu'il bénisse vos enfants.

Ta mère qui t'aime,

Geneviève

Encore un appel. J'aurais dû éteindre mon portable. C'était Joshua. J'étais surprise. Il n'appelait jamais à une heure aussi tardive.

« Je viens de te voir aux infos, dit-il d'une voix traînante. Belle comme une image. Un peu pâle, mais très glamour.

— Les infos ? Quelles infos ?

— J'ai allumé la télé pour regarder le vingt heures de TF1 et je suis tombé sur ma Julia, juste sous le Premier ministre.

— Oh ! dis-je, tu as vu la cérémonie du Vél d'Hiv.

— Bon discours, tu n'as pas trouvé ?

— Oui, très bon. »

Il fit une pause. J'entendis le clic de son briquet. Il devait allumer une Marlboro Médium, celles qui ont un paquet argenté et qu'on ne trouve qu'aux États-Unis. Qu'avait-il donc à me demander ? Il était habituellement plus brutal. Trop brutal.

« Que veux-tu, Joshua ? demandai-je, méfiante.

— Rien, rien. J'appelais juste pour te dire que tu as fait du bon travail. Ton article sur le Vél d'Hiv fait du bruit. Je voulais que tu le saches. Les photos de Bamber sont aussi très réussies. Vous avez été une fine équipe.

— Oh, merci. »

Mais je le connaissais bien.

« Rien d'autre, tu es sûr ? ajoutai-je prudemment.

— Il y a un truc qui me chiffonne.

— Vas-y, je t'écoute.

— Il manque quelque chose, à mon avis. Tu as eu les survivants, les témoins, le vieux type de Beaune, etc., tout ça, c'est très bien. Vraiment très bien. Mais tu as oublié deux, trois points. Les policiers. La police française.

— Et alors ? » Il commençait à m'exaspérer. « Où veux-tu en venir avec la police française ?

— Ton article aurait été parfait si tu avais pu interviewer d'anciens flics ayant participé à la rafle. Si tu avais pu en retrouver quelques-uns, juste pour avoir l'autre son de cloche. Même s'ils sont très vieux aujourd'hui. Qu'ont dit ces hommes à leurs enfants ? Est-ce que leurs familles sont au courant ? »

Bien sûr, il avait raison. Ça ne m'était jamais venu à l'esprit. Mon exaspération se dissipa. Je ne trouvais rien à lui répondre. J'étais saisie.

« Julia, ne t'inquiète pas, tout va bien, dit Joshua en riant. Tu as fait du très bon travail. Peut-être ces policiers n'auraient-ils pas voulu te parler, de toute façon. Tu n'as pas dû trouver grand-chose sur eux dans tes recherches, n'est-ce pas ?

— En effet, dis-je. En y repensant, il n'y a même rien du tout, dans ce que j'ai lu, sur les sentiments de la police française dans cette affaire. Juste qu'ils faisaient leur travail.

— Leur travail, c'est ça », répéta Joshua. « Mais j'aurais bien aimé savoir comment ils avaient vécu avec ça. Comme j'aurais aimé avoir le témoignage de ceux qui ont conduit les trains de Drancy à Auschwitz. Savaient-ils ce qu'ils transportaient ? Croyaient-ils vraiment qu'il s'agissait de bétail ? Savaient-ils où ils conduisaient ces gens et ce qui allait leur arriver ? Et les conducteurs de bus ? Ignoraient-ils ce qu'ils faisaient ? »