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Encore une fois, il avait raison. Je restai sans voix. Une bonne journaliste aurait creusé dans ces directions, levé les tabous. La police française, la SNCF, les transports parisiens.

J'avais été complètement obsédée par les enfants du Vél d'Hiv. Par une enfant en particulier.

« Ça va, Julia ?

— Ça ne peut pas aller mieux. »

Je mentais.

« Tu as besoin de repos, dit-il, péremptoire. Il est temps que tu prennes l'avion pour rejoindre ta terre natale.

— C'est exactement ce à quoi je pensais. »

Le dernier appel de la soirée provenait de Nathalie Dufaure. Elle semblait folle d'enthousiasme. J'imaginais son petit minois illuminé d'excitation, ses yeux bruns tout brillants.

« Julia ! J'ai regardé tous les papiers de Papy et je l'ai trouvée. J'ai trouvé la carte de Sarah !

— La carte de Sarah ? répétai-je, sans bien comprendre de quoi elle voulait parler.

— La carte postale qu'elle a envoyée pour annoncer qu'elle se mariait, son dernier courrier. Elle y donne le nom de son mari. »

Je saisis un stylo et cherchai un bout de papier, que je ne trouvai pas. Je pointai la bille sur ma main.

« Et le nom est…?

— Elle écrit qu'elle épouse un certain Richard J. Rainsferd. » Elle m'épela le nom. « La carte est datée du 15 mars 1955. Pas d'adresse. Rien à part ce que je viens de vous dire.

— Richard J. Rainsferd », répétai-je en inscrivant le nom en capitales sur ma peau.

Je remerciai Nathalie en promettant de la tenir au courant si j'en apprenais davantage, puis j'appelai Charla à Manhattan. Je tombai sur son assistante, Tina, qui me laissa en attente pendant un moment. Puis j'entendis la voix de ma sœur.

« Encore toi, choupette ? »

J'allai droit au but.

« Comment peut-on retrouver quelqu'un au États-Unis ?

— Dans l'annuaire.

— C'est si facile ?

— Il y a d'autres moyens, dit-elle, d'un air mystérieux.

— Pour quelqu'un qui aurait disparu en 1955 ?

— Tu as un numéro de Sécurité sociale, une plaque d'immatriculation ou une adresse ?

— Rien du tout. »

Elle siffla entre ses dents.

« Ça va être coton. Peut-être même impossible. Je vais quand même essayer. J'ai des copains qui peuvent m'aider. Donne-moi le nom. »

À ce moment-là, j'entendis la porte d'entrée se refermer en claquant et le bruit de clefs jetées sur la table.

Mon mari, de retour de Bruxelles.

« Je te rappelle », murmurai-je à ma sœur avant de raccrocher.

Bertrand entra dans le salon. Il était pâle et tendu, il avait les traits tirés. Il s'approcha et me prit dans ses bras. Je sentis son menton se poser sur le haut de mon crâne.

Je devais lui parler sans attendre.

« Je ne l'ai pas fait. »

Il ne bougea pas d'un cil.

« Je sais, répondit-il. Le docteur m'a appelé. »

Je m'écartai.

« Je n'ai pas pu, Bertrand. »

Il eut un étrange sourire désespéré. Il se dirigea vers la fenêtre où, sur un plateau, se trouvaient les alcools et les digestifs. Il se servit un cognac et l'avala d'un trait en basculant la tête vers l'arrière. Je trouvai le geste laid, cependant il m'émut.

« Et alors, qu'est-ce qu'on fait maintenant ? » dit-il en reposant brutalement son verre.

Je tentai un sourire, mais le cœur n'y était pas. Bertrand s'assit sur le canapé, dénoua sa cravate et ouvrit les deux premiers boutons de sa chemise.

« Je ne peux me faire à l'idée d'avoir un enfant, Julia. Je t'avais prévenue. Tu n'as pas voulu m'entendre. »

Quelque chose dans sa voix m'incita à l'observer plus attentivement. Il avait l'air vulnérable, diminué.

Pendant un quart de seconde, je vis le visage las d'Édouard Tézac, l'expression qu'il avait eue dans la voiture quand il m'avait raconté que Sarah était revenue.

« Je ne peux pas t'empêcher d'avoir cet enfant. Mais je veux que tu saches que je ne peux pas assumer ta décision. Cet enfant va me tuer. »

Je voulais lui montrer un peu de compassion, il avait l'air si perdu, mais le ressentiment m'envahit.

« Te tuer ? » répétai-je.

Bertrand se leva pour se servir un autre verre. Je détournai le regard : Je ne voulais pas le voir l'avaler.

« Tu n'as jamais entendu parler de la crise de la cinquantaine, mon amour ? Vous autres Américains adorez cette expression, midlife crisis. Tu étais tout entière dans ton boulot, avec tes amis, ta fille et tu n'as même pas remarqué ce que je traversais. À la vérité, tu t'en fous. N'ai-je pas raison ? »

Je le fixai, interloquée.

Il s'allongea lentement sur le canapé, les yeux tournés vers le plafond. Oui, ses mouvements étaient lents et précautionneux. Je ne l'avais jamais vu ainsi. La peau de son visage semblait ratatinée. Soudain, c'est un mari vieillissant que j'avais devant moi. Envolé le jeune Bertrand. Il avait pourtant toujours été insolemment jeune, dynamique, plein d'énergie. Le genre à ne pas pouvoir rester en place, toujours prêt à l'action, plein d'entrain, rapide, impatient. L'homme que je voyais était le fantôme de cet ancien lui-même. Quand avait eu lieu la métamorphose ? Comment avais-je pu ne pas m'en rendre compte ? Bertrand et son rire inouï. Ses blagues. Son audace. C'est votre mari ? murmuraient les gens, intimidés et admiratifs. Le Bertrand des dîners en ville, qui monopolisait les conversations sans que personne ne trouve à redire. Il était tellement fascinant. La façon qu'il avait de vous regarder, l'éclat puissant de ses yeux bleus et ce sourire en coin, diabolique…

Ce soir, il n'y avait rien de solide, rien de ferme en lui. On aurait dit qu'il avait lâché prise. Il était vautré là, mollement. Ses yeux étaient mélancoliques, ses paupières tombaient.

« Tu n'as jamais vu que je traversais une période difficile. Non, tu n'as rien vu. »

Sa voix était plate et monotone. Je m'assis à côté de lui et lui caressai la main. Difficile d'admettre que je n'avais rien remarqué. Comment lui avouer à quel point je me sentais coupable ?

« Pourquoi ne m'as-tu rien dit, Bertrand ? »

Les commissures de ses lèvres s'affaissèrent.

« J'ai essayé. Ça n'a pas marché.

— Pourquoi ? »

Son visage se durcit. Il laissa échapper un petit rire sec.

« Tu ne m'écoutes pas, Julia. »

Je savais qu'il avait raison. Je me souvenais de cette nuit affreuse, quand sa voix s'était brisée. Quand il m'avait fait part de sa plus grande peur, vieillir. Quand j'avais compris qu'il était fragile. Bien plus fragile que ce que j'imaginais. Je m'étais détournée. Ses révélations me dérangeaient. Cela m'avait mise mal à l'aise. Il s'en était rendu compte. Mais il n'avait pas osé me dire à quel point ma réaction lui avait fait mal.

Je restai assise près de lui sans rien dire, en lui tenant la main. L'ironie de la situation me frappa.

Un mari déprimé. Un mariage en déroute. Un bébé à venir.

« Et si on sortait manger un bout au Select ou à la Rotonde ? dis-je doucement. On pourra discuter. »

Il se souleva du canapé.

« Une autre fois, peut-être. Je suis crevé. »

Je m'aperçus qu'il s'était souvent plaint d'être fatigué ces derniers mois. Trop fatigué pour aller au cinéma, pour aller courir au Luxembourg, trop fatigué pour emmener Zoë à Versailles le dimanche après-midi. Trop fatigué pour faire l'amour. Faire l'amour… C'était quand la dernière fois ? Certainement depuis des semaines. Je le regardai traverser la pièce d'un pas lourd. Il avait grossi. Ça non plus, je ne l'avais pas remarqué. Bertrand faisait si attention à son apparence. Tu étais tout entière dans ton boulot, avec tes amis, ta fille et tu n'as même pas remarqué ce que je traversais. Tu ne m'écoutes pas, Julia. Un sentiment de honte m'envahit brutalement. Étais-je, à ce point, incapable de faire face à la vérité ? Bertrand n'avait plus fait partie de ma vie ces dernières semaines, même si nous partagions le même lit et vivions sous le même toit. Je ne lui avais rien dit de Sarah Starzynski. Ni de ce qui avait changé entre Édouard et moi. N'avais-je pas écarté Bertrand de tout ce qui était important pour moi ? Je l'avais exclu de ma vie, et je portais son enfant. Quelle ironie !