Je l'entendis ouvrir le frigo et sortir quelque chose d'un papier aluminium. Il réapparut dans le salon avec une cuisse de poulet dans une main et l'alu dans l'autre.
« Juste une chose, Julia.
— Oui ?
— Quand je t'ai dit que je ne me sentais pas prêt à avoir cet enfant, je le pensais. Tu as fait ton choix. Maintenant, voilà ma décision. J'ai besoin de temps à moi. J'ai besoin d'être seul. Toi et Zoë, vous vous installerez rue de Saintonge après l'été et moi, je trouverai quelque chose pas trop loin. Puis nous verrons comment les choses se passent. Peut-être que je me ferai à cette grossesse. Si ce n'est pas le cas, nous divorcerons. »
Ce qu'il me disait ne m'étonnait pas. Je m'y attendais depuis longtemps. Je me levai, rajustai ma robe, puis dis calmement :
« La seule chose qui compte maintenant, c'est Zoë. Quoi qu'il arrive, il faut que nous lui parlions, toi et moi. Il faut la préparer à tout ça. Nous devons faire les choses correctement. »
Il reposa la cuisse de poulet dans l'aluminium. « Pourquoi es-tu si dure, Julia ? » Il n'y avait pas de sarcasme dans sa voix, juste de l'amertume. « On dirait ta sœur. »
Je ne répondis pas et quittai le salon. J'allai dans la salle de bains et ouvris les robinets. Une pensée me frappa. N'avais-je pas déjà fait mon choix ? Choisi le bébé contre Bertrand ? Je n'avais pas été atteinte par son point de vue, ses peurs les plus intimes. Je n'avais pas redouté son départ, provisoire ou définitif. Bertrand ne disparaîtrait pas, de toute façon. Il était le père de ma fille et de l'enfant qui était encore dans mon ventre. Il ne sortirait jamais entièrement de ma vie.
Mais en me regardant dans le miroir, tandis que la vapeur emplissait peu à peu la pièce, faisant disparaître mon reflet dans le miroir, je sentis que tout avait changé de façon radicale. Aimais-je toujours Bertrand ? Avais-je toujours besoin de lui ? Comment pouvais-je désirer son enfant et plus le désirer lui ?
J'avais envie de pleurer, mais les larmes ne vinrent pas.
J'étais toujours dans mon bain quand il entra. Il tenait à la main le dossier « Sarah » que j'avais laissé dans mon sac.
« C'est quoi ça ? » dit-il en brandissant la pochette rouge.
Surprise, j'eus un mouvement brusque qui fit déborder l'eau. Il était si troublé qu'il rougissait. Il s'assit sur le couvercle des toilettes. À tout autre moment, j'aurais ri du ridicule de sa position.
« Laisse-moi t'expliquer… »
Il leva la main.
« C'est plus fort que toi, hein ? Tu ne peux pas t'empêcher de remuer le passé. »
Il parcourut le dossier, les lettres de Jules Dufaure à André Tézac et examina les photos de Sarah.
« Où as-tu eu tout ça ? Qui te l'a donné ?
— Ton père », dis-je tranquillement.
Il me regarda, interloqué.
« Qu'est-ce que mon père a à voir là-dedans ? »
Je sortis de l'eau, attrapai une serviette et me séchai en lui tournant le dos. Je ne voulais pas qu'il me voie nue.
« C'est une longue histoire, Bertrand.
— Pourquoi ne laisses-tu pas le passé là où il est ? C'était il y a soixante ans ! C'est fini, oublié. »
Je me tournai vers lui.
« Non, ce n'est pas le cas. Il y a soixante ans, quelque chose s'est passé dans ta famille. Quelque chose que tu ignores. Toi et tes sœurs ne savez rien. Mamé non plus. »
Il m'écoutait la bouche ouverte, complètement sonné.
« Que s'est-il passé ? Tu dois me le dire ! »
Je lui pris le dossier et le serrai contre moi.
« Et toi, dis-moi pourquoi tu fouillais dans mon sac ! »
Nous étions comme deux gamins qui se chamaillent à la récréation. Il leva les yeux au ciel.
« J'ai vu le dossier et je me suis demandé ce que c'était. Voilà tout.
— J'ai souvent des dossiers dans mon sac. Tu n'as jamais été curieux avant.
— Ce n'est pas la question. Dis-moi de quoi il s'agit. Tout de suite ! »
Je fis non de la tête.
« Tu n'as qu'à appeler ton père. Dis-lui que tu es tombé « par hasard » sur le dossier et demande-lui de t'expliquer.
— Tu ne me fais pas confiance, c'est ça ? »
Son visage s'effondra et j'eus soudain pitié de lui.
Il avait l'air blessé et incrédule.
« Ton père m'a demandé de ne rien te dire », dis-je d'une voix douce.
Bertrand se leva lourdement et tendit le bras pour attraper la poignée de la porte. Il était abattu, effondré.
Il fit un pas en arrière pour me caresser la joue. Ses doigts étaient chauds sur mon visage.
« Julia, que nous est-il arrivé ? Où en sommes-nous ? »
Puis il sortit.
Je fondis en larmes sans chercher à me retenir. Il m'entendit sangloter, mais ne revint pas vers moi.
Pendant l'été 2002, sachant que Sarah avait quitté Paris pour New York cinquante ans auparavant, je me sentis attirée de l'autre côté de l'Atlantique comme un bout de métal par un aimant puissant. Je n'y tenais plus. J'étais impatiente de revoir Zoë comme de partir à la recherche de Richard J. Rainsferd. Je n'avais qu'une hâte. Embarquer dans cet avion.
Bertrand avait-il appelé son père pour savoir ce qui s'était passé dans l'appartement de la rue de Saintonge pendant la guerre ? Il n'en avait pas reparlé, était resté cordial, mais distant. Je sentais que lui aussi avait hâte que je parte. Pour faire le point ? Pour voir Amélie ? Je l'ignorais. Cela m'était égal. C'était ce que je me disais en tout cas.
Quelques heures avant mon départ pour New York, j'appelai mon beau-père pour lui dire au revoir. Il ne fit pas mention d'une quelconque conversation avec Bertrand, et je ne lui posai pas la question.
« Pourquoi Sarah a-t-elle arrêté d'écrire aux Dufaure ? me demanda Édouard. Que croyez-vous qu'il s'est passé, Julia ?
— Je l'ignore, Édouard. Mais je vais faire de mon mieux pour le savoir. »
Ces zones d'ombre me hantaient jour et nuit. En embarquant, quelques heures plus tard, je me posais toujours la même question.
Sarah Starzynski était-elle vivante ?
Ma sœur et ses beaux cheveux châtains, ses fossettes, ses magnifiques yeux bleus, sa silhouette athlétique, solide, si semblable à celle de notre mère. Les sœurs Jarmond. Dépassant d'une tête toutes les femmes de la famille Tézac. Qui avaient de grands sourires ennuyés, hypocrites, envieux. Pourquoi êtes-vous si grandes, vous, les Américaines ? C'est à cause de votre alimentation, des vitamines, des hormones ? Charla était encore plus grande que moi. Et ses grossesses n'avaient en rien alourdi sa ligne.
À l'instant où elle me vit à l'aéroport, Charla sut que quelque chose me préoccupait, qui n'avait rien à voir avec le bébé que j'avais décidé de garder ou avec mes problèmes de couple. En arrivant en ville, son téléphone se mit à sonner sans arrêt. Son assistante, son patron, ses clients, ses enfants, la babysitter, Ben, son ex-mari de Long Island, Barry, le nouveau, d'Atlanta où il était en voyage d'affaires… Des appels incessants. J'étais si contente de la voir que cela m'était égal. Le seul fait d'être près d'elle, de sentir nos épaules se toucher, me rendait heureuse.