« Maman, ne pleure pas », me supplia Zoë, en essuyant frénétiquement mon visage avec ses mains. « Tout va bien, tout va bien maintenant. »
Je souris pour la rassurer, mais avec lassitude. Le monde me semblait vide, creux. L'image de William Rainsferd disparaissant en me disant Je ne veux plus jamais vous voir, ni entendre encore parler de tout ça, et par pitié ne me rappelez pas, me revenait sans cesse, ses épaules voûtées, la crispation de sa bouche.
Les jours, les semaines, les mois à venir, s'étiraient devant moi comme une masse grise et morne. Je ne m'étais jamais sentie si découragée, si perdue. Comme si on m'avait dévorée jusqu'à la mœlle. Que me restait-il ? Un bébé dont mon futur ex-mari ne voulait pas entendre parler et que j'élèverais seule.
Une fille bientôt adolescente et qui ne serait peut-être plus la merveilleuse petite fille qu'elle était encore. C'était comme si, tout à coup, je n'avais plus rien à attendre, rien qui me pousse à continuer d'avancer.
Bertrand arriva, calme, efficace, tendre. Je me laissai faire, l'écoutai parler au médecin, le regardai rassurer Zoë de quelques coups d'œil chaleureux. Il s'occupa de tous les détails. Je devais rester à l'hôpital jusqu'à l'arrêt complet de l'hémorragie. Puis rentrer à Paris et me tenir tranquille jusqu'à l'automne, jusqu'à mon cinquième mois de grossesse. Bertrand ne mentionna jamais Sarah. Ne posa aucune question. Je me retirai donc dans un silence confortable. Je ne voulais pas parler d'elle.
Je me sentais de plus en plus comme une petite vieille, baladée ici et là, comme on faisait avec Mamé dans les frontières familières de sa « maison ». J'avais droit aux mêmes sourires tranquilles, à la même bienveillance rance. Il y avait une certaine facilité à laisser ainsi prendre sa vie en charge. Je n'avais plus envie de me battre. Sauf pour cet enfant.
Cet enfant que Bertrand avait également omis de mentionner.
Quand l'avion se posa à Paris quelques semaines plus tard, j'eus la sensation qu'une année entière s'était écoulée. J'étais toujours triste et fatiguée. Je pensais à William Rainsferd tous les jours. Plusieurs fois, je faillis l'appeler ou lui écrire. Je voulais lui expliquer, lui dire je ne sais quoi, que j'étais désolée, mais je renonçais toujours.
Les jours passaient avec indifférence. L'été céda la place à l'automne. Je restais au lit, je lisais, j'écrivais mes articles sur mon ordinateur portable, appelais Joshua, Bamber, Alessandra, ma famille et mes amis. Ma chambre était devenue mon bureau. Cela m'avait paru compliqué au début, mais tout fonctionna bien finalement. Mes amies Isabelle, Holly et Susannah venaient chacune à leur tour me préparer à déjeuner. Une fois par semaine, une de mes belles-sœurs passait faire les courses chez Inno ou Franprix avec Zoë. La ronde et sensuelle Cécile préparait des crêpes mœlleuses dégoulinantes de beurre, tandis que la chic et anguleuse Laure composait des salades de régime exotiques, étonnamment savoureuses. Ma belle-mère venait de temps en temps, mais m'envoyait sa femme de ménage, la dynamique et très parfumée Mme Leclère, qui passait l'aspirateur avec une telle débauche d'énergie que la voir me donnait des contractions. Mes parents vinrent pendant une semaine. Ils couchaient dans leur petit hôtel préféré, rue Delambre, fous de joie à l'idée d'être à nouveau grands-parents.
Édouard se présentait tous les vendredis avec un bouquet de roses. Il s'asseyait dans le fauteuil qui se trouvait près de mon lit et me demandait, encore et encore, de lui raconter la conversation que j'avais eue avec William, à Lucca. Il m'écoutait en secouant la tête et en soupirant. Disait sans cesse qu'il aurait dû prévoir la réaction de William, que c'était fou que ni lui ni moi n'ayons imaginé qu'il ignorait tout, que Sarah n'avait jamais parlé. « Ne peut-on vraiment pas l'appeler ? disait-il, les yeux pleins d'espoir. Et si je l'appelais pour lui expliquer ? » Puis il me regardait en marmonnant : « Non, bien sûr, je ne peux pas faire ça. C'est stupide. Je suis ridicule. »
Je demandai à mon médecin si je pouvais organiser une petite fête si je restais allongée sur le canapé du salon. Elle me le permit à la condition que je promette de ne rien porter de lourd et de rester à l'horizontale, à la Récamier. Ce soir de fin d'été, Gaspard et Nicolas Dufaure firent la connaissance d'Édouard. J'avais également invité Nathalie Dufaure, et Guillaume. Ce fut un moment émouvant, magique. La rencontre de trois hommes âgés qui avaient une inoubliable petite fille en commun. Je les regardais échanger les photos de Sarah, les lettres. Gaspard et Nicolas posèrent des questions à propos de William, Nathalie écoutait attentivement en aidant Zoë à faire passer la boisson et la nourriture.
Nicolas – copie conforme de Gaspard en plus jeune, même visage rond, mêmes cheveux blancs clairsemés – raconta la relation particulière qu'il avait eue avec Sarah, comment il la taquinait parce que son silence lui faisait de la peine, et comment toute réaction, un haussement d'épaules, une insulte ou un coup de pied, était pour lui une victoire, parce que Sarah sortait enfin de son enfermement. Il raconta aussi sa première fois à la mer, à Trouville, au début des années cinquante. Devant l'océan, elle était restée émerveillée, avait étendu les bras de ravissement, puis avait couru jusqu'à l'eau sur ses jambes maigrelettes et agiles, et s'était jetée contre les grandes vagues bleues et fraîches, en poussant des petits cris de joie. Ils l'avaient rejointe en braillant aussi fort qu'elle, entraînés par l'enthousiasme de cette nouvelle Sarah qu'ils n'avaient jamais vue ainsi.
« Elle était belle, se souvenait Nicolas, une belle fille de dix-huit ans, resplendissante de vie et d'énergie, et ce jour-là, pour la première fois, j'ai senti qu'il y avait encore du bonheur en elle, de l'espoir aussi. »
Deux ans plus tard, Sarah disparaissait de la vie des Dufaure pour toujours, emportant son secret en Amérique. Vingt ans plus tard, elle était morte. Que s'était-il passé pendant ces vingt années ? Son mariage, la naissance de son fils… Avait-elle été heureuse à Roxbury ? Seul William possédait les réponses. Seul William pourrait nous dire. Je croisai le regard d'Édouard. Il pensait à la même chose que moi.
J'entendis la clef tourner dans la serrure. C'était Bertrand. Il entra dans le salon, hâlé, beau, dans un puissant sillage d'Habit rouge. Il arborait un sourire jovial. Il serra les mains avec une élégance nonchalante. La chanson de Carly Simon, dont Charla disait qu'elle lui rappelait Bertrand, me revint : You walked into the party like you were walking on to a yacht. Oui, il arrivait à la fête comme il serait monté sur un yacht.
Bertrand avait décidé de retarder notre emménagement rue de Saintonge à cause de ma grossesse difficile. Dans cette vie nouvelle et étrange à laquelle je n'arrivais pas à me faire, il était présent physiquement, amical et efficace, mais spirituellement, il était totalement absent. Il voyageait plus qu'à l'ordinaire, rentrait tard, partait tôt. Nous partagions toujours le même lit, mais ce n'était plus un lit conjugal. Le mur de Berlin le séparait en deux.
Zoë avait l'air de bien encaisser la situation. Elle parlait souvent du bébé, disait combien c'était important pour elle et à quel point elle était excitée. Elle avait fait du shopping avec ma mère pendant le séjour de mes parents à Paris. Toutes les deux avaient été prises d'une fièvre acheteuse chez Bonpoint, la boutique outrageusement chère de vêtements pour bébés de la rue de l'Université.
La plupart des gens réagirent comme ma fille – mes parents, ma sœur, ma belle-famille et Mamé : ils étaient tout excités par cette prochaine naissance. Même Joshua, tristement célèbre pour son mépris envers les bébés et les arrêts maladie, semblait y porter de l'intérêt. « Je ne savais pas qu'on pouvait avoir des enfants à cet âge-là », avait-il dit d'un ton narquois. Personne ne parlait jamais de la crise que traversait mon mariage. Personne ne semblait avoir vu ce qui se passait entre Bertrand et moi. Croyaient-ils tous secrètement qu'après l'accouchement, Bertrand reprendrait ses esprits et qu'il accueillerait le bébé à bras ouverts ?