Je compris que Bertrand et moi nous étions enfermés dans un profond mutisme. Nous ne nous parlions pas, nous n'avions rien à nous dire. Nous attendions la naissance. Nous verrions bien alors. Alors viendrait le temps des décisions.
Un matin, je sentis le bébé bouger profondément à l'intérieur de moi et donner de petits coups de pied. Je voulais qu'il sorte, je voulais le prendre dans mes bras. Je détestais ce repos forcé, cet état de léthargie silencieuse, cette attente. Je me sentais prise au piège. Je voulais que l'hiver soit déjà là, que la nouvelle année arrive et avec elle, le temps de la naissance de mon enfant.
Je détestais les étés finissants, la chaleur moins forte de jour en jour, cette impression que le temps passait avec une lenteur de tortue. Je détestais le mot français qui décrivait le début du mois de septembre, le retour des vacances et le commencement de l'année scolaire : la rentrée, mot qu'on entendait en boucle à la radio, la télé, qui envahissait les journaux. Je détestais qu'on me demande comment je comptais appeler le bébé. Grâce à l'amniocentèse, on connaissait son sexe, mais je n'avais pas voulu qu'on me le dise. Le bébé n'avait pas encore de nom. Ce qui ne voulait pas dire que je ne me sentais pas prête.
Je barrais les jours sur le calendrier. Octobre arriva. Mon ventre s'était joliment arrondi. Je pouvais désormais me lever, retourner au bureau, passer prendre Zoë à l'école, aller au cinéma avec Isabelle, retrouver Guillaume au Select pour le déjeuner.
Mais bien que mes journées soient plus remplies, plus occupées, le vide et la douleur persistaient.
William Rainsferd. Son visage. Ses yeux. L'expression qu'il avait eue en regardant la photo de la petite fille à l'étoile jaune. Mon Dieu. Sa voix quand il avait dit ces mots.
À quoi ressemblait sa vie désormais ? Avait-il tout effacé dès le moment où il nous avait tourné le dos ? Avait-il tout oublié une fois rentré chez lui ?
Ou les choses étaient-elles différentes ? Vivait-il un enfer à cause de ce que je lui avais raconté ? Mes révélations avaient-elles changé sa vie ? Sa mère lui était soudain devenue étrangère, quelqu'un avec un passé dont il ignorait tout.
Je me demandais s'il en avait parlé à sa femme, à ses filles. S'il avait parlé de cette Américaine apparue à Lucca avec sa fille et qui lui avait montré une photo en lui disant que sa mère était juive, qu'elle avait été victime d'une rafle pendant la guerre, qu'elle avait souffert, perdu un frère, des parents, dont il n'avait jamais entendu parler.
Je me demandais s'il avait fait des recherches sur le Vél d'Hiv, s'il avait lu des articles, des livres sur les événements de juillet 1942 en plein cœur de Paris.
Se réveillait-il la nuit en pensant à sa mère, à son passé, en se demandant si ce que je lui avais révélé était vrai, en méditant sur ce qui était resté secret, non dit, dans l'ombre ?
L'appartement de la rue de Saintonge était quasiment prêt. Bertrand avait tout organisé pour que Zoë et moi y emménagions après la naissance du bébé, en février. Tout avait changé et c'était très beau. Son équipe avait fait du bon travail. L'empreinte de Mamé avait disparu, et j'imaginais que l'appartement était maintenant différent de celui qu'avait connu Sarah.
Cependant, en me promenant dans ces pièces vides à la peinture encore fraîche, dans la cuisine, le bureau, je me demandais comment je pourrais supporter de vivre dans ce lieu. Là où le petit frère de Sarah était mort. Le placard secret n'existait plus, il avait été détruit quand on avait abattu une cloison pour rassembler deux chambres. Pourtant, cela ne changeait rien pour moi.
C'était là que tout s'était passé. Je ne pouvais effacer cela de mon esprit. Je n'avais pas raconté à ma fille la tragédie qui avait eu lieu entre ces murs, mais elle le sentait d'une manière qui lui était particulière, dans l'émotion et l'intuition.
Par un matin humide de novembre, je me rendis à l'appartement pour faire le point sur les rideaux, les papiers peints, les tapis. Isabelle avait été d'une aide précieuse. Elle m'avait accompagnée dans les boutiques et les magasins de décoration. Pour le plus grand plaisir de Zoë, j'avais décidé de laisser tomber les tons neutres que j'affectionnais par le passé, et d'oser de nouvelles couleurs plus audacieuses. Bertrand avait signifié son indifférence d'un geste de la main : « C'est comme vous voulez, c'est votre maison, après tout. » Zoë avait voulu une chambre citron vert et lilas. Cela ressemblait tellement aux goûts de Charla que je ne pus m'empêcher de sourire.
Un régiment de catalogues m'attendait sur le parquet verni. J'étais en train de les feuilleter consciencieusement quand mon téléphone sonna. Je reconnus le numéro. C'était la maison de retraite de Mamé. Mamé avait été fatiguée ces derniers temps, irritable, parfois insupportable. On avait du mal à lui arracher un sourire, même Zoë n'y arrivait pas. Elle montrait de l'impatience avec tout le monde. Lui rendre visite, en ce moment, tenait de la corvée.
« Mademoiselle Jarmond ? C'est Véronique, de la maison de retraite. Je dois vous annoncer de mauvaises nouvelles. Mme Tézac ne va pas bien, elle a eu une attaque. »
Je me redressai, sous le choc. « Une attaque ?
— Elle va un peu mieux, c'est le Dr Roche qui s'en occupe maintenant, mais il faudrait que vous veniez. Nous avons prévenu votre beau-père. Mais nous n'arrivons pas à joindre votre mari. »
Je raccrochai en proie à un sentiment de trouble et de panique. Dehors, la pluie tapait sur les carreaux. Où était Bertrand ? Je composai son numéro et tombai sur sa messagerie. Dans ses bureaux, près de la Madeleine, personne ne semblait savoir où il pouvait être, même pas Antoine à qui je dis que je me trouvai rue de Saintonge et demandai, s'il l'avait en ligne, de dire à Bertrand de m'appeler le plus vite possible. C'était très urgent.
« Mon Dieu, c'est le bébé ? balbutia-t-il.
— Non, Antoine, ce n'est pas le bébé, c'est sa grand-mère », répondis-je. Puis je raccrochai.
Je jetai un coup d'œil dehors. La pluie tombait comme un grand rideau gris et luisant. J'allais être trempée. Oh non ! Et après tout, peu importait. Mamé. Merveilleuse Mamé, Mamé chérie. Ma Mamé. Non, Mamé ne pouvait pas nous quitter maintenant, j'avais besoin d'elle. C'était trop tôt. Je n'étais pas prête. Je ne serais jamais prête à la voir mourir d'ailleurs. Je regardai autour de moi, ce salon où je l'avais rencontrée pour la première fois. Et à nouveau, je me sentis submergée par le poids des événements qui avaient eu lieu ici et qui revenaient sans cesse me hanter.
Je décidai d'appeler Cécile et Laure pour réassurer qu'elles étaient prévenues et en chemin pour la maison de retraite. Laure me répondit en femme pressée qu'elle était déjà dans sa voiture et qu'elle me verrait là-bas. Cécile avait l'air plus émue, fragile, les larmes perçaient dans sa voix.
« Oh, Julia, je ne supporte pas l'idée que Mamé… Tu sais… C'est trop affreux… »
Je lui dis que je n'arrivais pas à joindre Bertrand. Elle eut l'air surprise.
« Mais je viens de lui parler, dit-elle.
— Tu l'as eu sur son portable ?
— Non, répondit-elle d'une voix hésitante.
— Au bureau alors ?