— Il vient me chercher dans une minute pour m'emmener à la maison de retraite.
— Je n'ai pas réussi à lui parler.
— Ah bon ? dit-elle prudemment. Je vois. »
Je compris. La colère me prit.
« Il est chez Amélie, c'est ça ?
— Amélie ? répéta-t-elle, sans conviction.
— Oh, arrête, Cécile. Tu sais très bien de quoi je parle.
— C'est l'interphone, je te laisse, c'est Bertrand. »
Elle raccrocha. Je restai au milieu du salon, mon téléphone à la main comme si je tenais un revolver. J'appuyai mon front contre la fenêtre. C'était froid. J'avais envie de gifler Bertrand. Ce n'était pas son histoire à rebondissements avec Amélie qui me mettait dans cet état, mais le fait que ses sœurs aient le numéro de cette femme et sachent comment le joindre dans un cas d'urgence comme celui-ci, alors que moi, je ne savais pas. Le fait que même si notre mariage était moribond, il aurait pu avoir le courage de me dire qu'il la voyait toujours. Comme d'habitude, j'étais la dernière au courant. L'éternelle figure vaudevillesque de la femme trompée.
Je restai ainsi un moment, sans bouger. Je sentais le bébé me donner des coups de pied. J'hésitais entre le rire et les larmes.
Tenais-je encore à Bertrand, était-ce pour cela que j'avais si mal ? Ou était-ce juste ma fierté blessée ? Amélie et son glamour parisien, son côté femme parfaite, son appartement si absolument moderne sur le Trocadéro, ses enfants bien élevés qui disaient toujours bonjour à la dame, son parfum capiteux qui s'accrochait aux cheveux et aux vêtements de Bertrand. S'il l'aimait et qu'il ne m'aimait plus, pourquoi avait-il peur de me le dire ? Redoutait-il de me faire du mal ? De faire du mal à Zoë ? Qu'est-ce qui lui faisait si peur ? Quand comprendrait-il que ce n'était pas son infidélité que je trouvais insupportable, mais sa lâcheté ?
J'allai dans la cuisine. J'avais la bouche sèche. Je me penchai au-dessus du lavabo et bus directement au robinet, mon ventre encombrant frottant contre le rebord. Je jetai de nouveau un coup d'œil à l'extérieur. La pluie semblait s'être calmée. J'enfilai mon imperméable, attrapai mon sac à main et me dirigeai vers la porte.
Quelqu'un cogna. Trois coups brefs.
Ce devait être Bertrand. J'étais amère. Antoine ou Cécile avait dû lui dire de m'appeler ou de passer.
Cécile attendait probablement en bas, dans la voiture. J'imaginais son embarras. Le silence tendu, plein de nervosité qui prendrait place dès que je monterais dans l'Audi.
J'étais bien décidée à leur montrer de quel bois je me chauffais. Je n'avais pas l'intention de jouer les gentilles épouses timides à la française. J'allais demander à Bertrand de me dire la vérité dorénavant.
J'ouvris brutalement la porte.
Mais l'homme qui m'attendait sur le seuil n'était pas Bertrand.
Je reconnus immédiatement la taille, les épaules larges, les cheveux blond cendré, encore foncés par la pluie et plaqués contre son crâne.
William Rainsferd.
Je fis un pas en arrière.
« Je vous dérange ? dit-il.
— Non », mentis-je.
Que diable faisait-il ici ? Que voulait-il ?
Nous nous regardâmes droit dans les yeux. Son visage avait changé depuis la dernière fois. Il semblait plus émacié, hagard. Ce n'était plus le gourmet avenant et bronzé.
« Je dois vous parler. C'est urgent. Je suis désolé, je ne trouvais pas votre numéro. Alors je suis venu ici. Comme vous n'étiez pas là hier soir, je me suis dit que je reviendrais ce matin.
— Comment avez-vous eu l'adresse ? demandai-je, troublée. Nous ne sommes pas encore dans l'annuaire, nous n'avons pas déménagé. »
Il sortit une enveloppe de sa veste.
« L'adresse était là. La rue dont vous m'aviez parlé à Lucca. Rue de Saintonge.
— Je ne comprends pas. »
Il me tendit l'enveloppe. Elle était vieille, déchirée dans les coins. Rien n'était écrit dessus.
« Ouvrez-la », dit-il.
À l'intérieur se trouvaient un mince carnet très abîmé, un dessin à moitié effacé et une longue clef de cuivre. Elle tomba sur le plancher et William se pencha pour la ramasser. Il la déposa dans sa paume pour me la montrer.
« C'est quoi tout ça ? demandai-je, méfiante.
— Quand vous avez quitté Lucca, j'étais en état de choc. Je ne pouvais chasser cette photo de mon esprit. J'y pensais sans arrêt.
— Oui ? dis-je le cœur battant.
— J'ai pris l'avion pour Roxbury pour voir mon père. Il est très malade, je crois que vous êtes au courant. Cancer. Il ne peut plus parler. J'ai trouvé cette enveloppe dans son bureau. Il l'avait gardée là, toutes ces années. Il ne me l'avait jamais montrée.
— Pourquoi êtes-vous là ? » murmurai-je.
Il y avait de la souffrance dans son regard, de la souffrance et de la peur.
« Parce que je veux que vous me disiez ce qui s'est passé. Ce qui est arrivé à ma mère lorsqu'elle était enfant. Je dois tout savoir. Vous êtes la seule à pouvoir m'aider. »
Je regardai la clef. Puis le dessin. Un portrait maladroit d'un petit garçon avec des cheveux blonds et bouclés, qui semblait être assis dans un placard, avec un livre sur les genoux et un nounours à ses côtés. Au dos, une légende : « Michel, 26, rue de Saintonge. » Je feuilletai le carnet. Aucune date. Des phrases courtes écrites sous forme de poèmes, en français, difficiles à déchiffrer. Quelques mots me sautèrent au visage : le camp, la clef, ne jamais oublier, mourir.
« L'avez-vous lu ? demandai-je.
— J'ai essayé. Mais je ne parle pas très bien français. Je ne comprends que des bribes. »
Dans ma poche, le téléphone sonna. Cela nous fît sursauter. C'était Édouard.
« Où êtes-vous, Julia ? dit-il d'une voix douce. Elle est très mal. Elle veut vous voir.
— J'arrive », répondis-je.
William Rainsferd m'interrogea du regard.
« Vous devez partir ?
— Oui, une urgence familiale. La grand-mère de mon mari. Elle a eu une attaque.
— Je suis désolé. »
Il hésita, puis posa la main sur mon épaule.
« Quand puis-je vous voir pour que nous parlions ? »
J'ouvris la porte, me tournai vers lui, regardai la main posée sur mon épaule. C'était étrange, émouvant, de le voir sur le seuil de cet appartement, à l'endroit même qui avait causé tant de souffrance à sa mère, tant de peine, étrange et émouvant de me dire qu'il ignorait encore ce qui s'était passé, ce qui était arrivé à sa famille, à ses grands-parents, a son oncle.
« Venez avec moi, dis-je. Je veux vous présenter quelqu'un. »
Mamé. Son visage fatigué et ridé. Elle semblait endormie. Je lui parlais sans être sûre qu'elle m'entendait. Puis je sentis ses doigts serrer mon poignet. Elle s'y accrochait fort. Elle savait que j'étais là.
Derrière moi, la famille Tézac entourait le lit. Bertrand, sa mère, Colette, Édouard, Laure et Cécile. Et dans le couloir, William Rainsferd, qui hésitait à entrer. Bertrand l'avait observé une ou deux fois, intrigué. Il pensait probablement que c'était mon petit ami. En d'autres circonstances, j'aurais trouvé cela amusant. Édouard le dévisageait aussi, avec curiosité et inquiétude, allant de lui à moi avec insistance.
Ce ne fut qu'en sortant de la maison de retraite que je pris le bras de mon beau-père. Le Dr Roche venait de nous annoncer que l'état de Mamé était stable, mais qu'elle restait faible. Il ne se prononçait pas sur l'avenir. Nous devions cependant nous préparer au pire, selon lui. Nous convaincre que la fin était proche.
« Cela me rend si triste, Édouard », murmurai-je.