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Il me caressa la joue.

« Ma mère vous aime beaucoup, Julia. Elle vous aime tendrement. »

Bertrand apparut, le visage sombre. En le voyant, je pensai soudain à Amélie. J'avais envie d'être blessante, de le piquer au vif, mais je laissai tomber. Après tout, nous aurions le temps d'en parler plus tard. C'était sans importance maintenant. Seule Mamé comptait, et la haute silhouette qui m'attendait dans le couloir.

« Julia, dit Édouard en regardant par-dessus son épaule, qui est cet homme ?

— C'est le fils de Sarah. »

Intimidé, Édouard le fixa pendant quelques minutes.

« C'est vous qui l'avez appelé ?

— Non. Il a découvert des papiers que son père avait cachés toute sa vie. Un carnet ayant appartenu à Sarah. Il est ici parce qu'il veut connaître toute l'histoire. Il est arrivé aujourd'hui.

— Je voudrais lui parler », dit Édouard.

J'allai chercher William et lui dis que mon beau-père souhaitait le rencontrer. Il me suivit. Il dépassait tout le monde d'une tête, Bertrand, Édouard, Colette et les deux filles.

Édouard Tézac leva les yeux vers lui. Son visage avait un air serein, posé, mais ses yeux étaient humides.

Ils se serrèrent la main. Ce fut un moment fort et silencieux. Tout le monde se tut.

« Le fils de Sarah Starzynski », murmura Édouard.

Je vis Colette, Cécile et Laure le regarder avec une politesse pleine d'incompréhension. Elles ne comprenaient pas ce qui se passait. Seul Bertrand était au courant. Lui seul connaissait toute l'histoire depuis qu'il avait découvert le dossier « Sarah », bien qu'il n'ait jamais voulu en parler avec moi. Même après avoir rencontré les Dufaure dans notre appartement, quelques mois auparavant, il n'avait eu aucune question.

Édouard s'éclaircit la gorge. Les deux hommes se tenaient toujours la main. Il s'adressa à William en anglais. Un anglais correct, mais avec un fort accent français.

« Je suis Édouard Tézac. Je vous rencontre dans un moment difficile. Ma mère est en train de mourir.

— Je suis désolé, dit William.

— Julia vous expliquera. Mais à propos de votre mère, Sarah… »

Édouard s'interrompit. Sa voix se brisait. Sa femme et ses filles le regardaient, étonnées.

« De quoi parle-t-il ? murmura Colette, préoccupée. Qui est cette Sarah ?

— C'est quelque chose qui s'est passé il y a soixante ans », dit Édouard, luttant pour retrouver sa voix.

J'avais beaucoup de mal à me retenir de lui passer un bras autour des épaules. Édouard prit une grande inspiration et, retrouvant quelques couleurs, il adressa à William un petit sourire timide que je ne lui avais jamais vu.

« Je n'oublierai jamais votre mère. Jamais. »

Son visage se contracta et le sourire disparut. La souffrance et la tristesse l'empêchaient de respirer, comme ce jour où il m'avait tout raconté.

Le silence devint lourd, insupportable. Colette et ses filles étaient de plus en plus intriguées.

« C'est un tel soulagement pour moi que de pouvoir vous dire ces choses après tant d'années.

— Je vous remercie, monsieur », dit William à voix basse. Lui aussi était pâle. « J'en sais si peu. Je suis venu ici pour comprendre. Ma mère souffrait et je veux savoir pourquoi.

— Nous avons fait ce que nous pouvions pour elle, dit Édouard. Ça, je peux vous en assurer, Julia vous racontera. Elle vous expliquera, vous dira toute l'histoire de votre mère. Elle vous racontera ce que mon père a fait pour elle. Au revoir. »

Il recula. Il avait soudain l'air d'un vieillard blême et rabougri. Bertrand avait un regard à la fois curieux et détaché. C'était sans doute la première fois qu'il voyait une telle émotion chez son père. Je me demandais ce qu'il ressentait.

Édouard sortit, avec sa femme et ses filles qui le bombardaient de questions. Son fils suivait un peu en arrière, les mains dans les poches, silencieux. Édouard dirait-il la vérité à Colette, à leurs filles ? Probablement. J'imaginais le choc que ce serait pour elles.

William Rainsferd et moi restâmes seuls dans le hall de la maison de retraite. Dehors, dans la rue de Courcelles, il pleuvait toujours.

« Vous voulez prendre un café ? » dit-il.

Il avait un beau sourire.

Nous marchâmes dans le crachin jusqu'au café le plus proche. Nous commandâmes deux expressos. Pendant un moment, nous restâmes assis sans rien nous dire.

Puis il me demanda :

« Êtes-vous proche de cette vieille dame ?

— Oui, dis-je. Très proche.

— Je vois que vous attendez un enfant. »

Je tapotai mon ventre rebondi.

« L'accouchement est prévu en février. »

Enfin, il me dit lentement :

« Racontez-moi l'histoire de ma mère.

— Cela ne va pas être facile.

— Oui, mais j'ai besoin de l'entendre. S'il vous plaît, Julia. »

Je commençai dans un murmure, lentement, ne le regardant qu'à de rares occasions. En déroulant l'histoire de Sarah, je pensais à Édouard. Il devait faire la même chose que moi, assis dans son élégant salon vieux rose de la rue de l'Université, raconter la même histoire à sa femme et à ses filles, à son fils. La rafle. Le Vél d'Hiv. Le camp. La fuite. Le retour de la petite fille. L'enfant mort dans le placard. Deux familles liées par la mort et un secret. Deux familles liées par le chagrin. Une partie de moi désirait que cet homme connaisse la vérité. Une autre voulait le protéger, le mettre à l'abri d'une réalité émoussée par le temps. Lui éviter l'image atroce d'une petite fille dans la souffrance. Sa douleur, ce qu'elle avait perdu. Qui deviendrait sa douleur à lui, un intense sentiment de perte. Plus je parlais, plus je lui donnais des détails, plus je répondais à ses questions, plus je sentais que mes mots le transperçaient comme des épées.

Quand j'eus terminé, je levai les yeux vers lui. Son visage, ses lèvres, avaient pâli. Il sortit le carnet de son enveloppe et me le tendit sans dire un mot. La petite clef de cuivre était posée sur la table entre nous deux.

Je tenais le carnet entre les mains. D'un regard, il m'incita à l'ouvrir.

Je lus silencieusement la première phrase. Puis je continuai à voix haute, en traduisant directement le français dans notre langue maternelle. Je n'allais pas très vite. L'écriture, fine et penchée, était difficile à lire.

Où es-tu, mon petit Michel ? Mon beau Michel.

Où es-tu maintenant ?

Te souviens-tu de moi ?

Moi, Sarah, ta sœur.

Celle qui n'est jamais revenue. Celle qui t'a abandonné dans ce placard.

Celle qui croyait que tu étais à l'abri.

Michel.

Les années ont passé et j'ai toujours la clef. La clef de notre cachette.

Je l'ai gardée, jour après jour. Et jour après jour, je l'ai caressée en me souvenant de toi. Elle ne m'a pas quittée depuis ce 16 juillet 1942. Personne ne le sait. Personne ne sait pour la clef, pour toi.

Toi, dans le placard. Et Maman. Et Papa. Et le camp. Et l'été 1942.

Personne ne sait qui je suis vraiment.

Michel.

Pas un jour ne passe sans que je pense à toi. Sans que je me souvienne du 26, rue de Saintonge. Je porte le poids de ta mort comme je porterais un enfant.

Je le porterai jusqu'à ma mort.

Parfois, je voudrais m'en aller.

Le poids de ta mort m'est trop insupportable.