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Comme l'est celui de la mort de Maman et de

Papa.

Je revois les wagons de bestiaux les emportant vers la mort.

J'entends le train. Je l'entends depuis trente ans. Je ne supporte plus le poids de mon passé. Pourtant, je ne me résous pas à me débarrasser de la clef de ton placard.

C'est la seule chose concrète qui me lie à toi, avec ta tombe.

Michel.

Comment prétendre être ce que je ne suis pas ? Comment leur faire croire que je suis une autre femme ?

Non, je ne peux oublier. Le vélodrome. Le camp. Le train.

Jules et Geneviève. Alain et Henriette. Nicolas et Gaspard.

Mon enfant n'efface rien. Je l'aime. Il est mon fils.

Mon époux ignore qui je suis vraiment.

Quelle est mon histoire.

Mais je ne peux pas oublier.

Venir dans ce pays était une erreur.

Je pensais que tout serait différent, que je pourrais être différente. Je pensais tout laisser en arrière.

Ce n'est pas le cas.

On les a emmenés à Auschwitz. On les a tués. Mon frère ? Mort dans un placard. Il ne me reste rien.

Je pensais qu'il me resterait quelque chose. J'avais tort.

Un enfant et un époux ne sont pas assez.

Ils ne savent rien.

Ils ne savent pas qui je suis.

Ils ne sauront jamais.

Michel.

Dans mes rêves, tu viens me chercher. Tu me prends par la main et tu m'emportes. Cette vie est trop dure à supporter.

Je regarde la clef et je voudrais remonter le temps et que tu sois là.

Je voudrais que reviennent ces jours d'innocence et d'insouciance d'avant la guerre.

Je sais que mes blessures ne se refermeront jamais.

J'espère que mon fils me pardonnera.

Il ne saura jamais.

Personne ne saura jamais.

Zakhor, Al Tichkah. Souviens-toi. N'oublie jamais.

Ce café était un endroit bruyant et plein de vie. Pourtant, autour de nous s'était formée comme une bulle de silence absolu.

Je reposai le carnet, dévastée par ce que nous venions d'y apprendre.

« Elle s'est suicidée, dit platement William. Ce n'était pas un accident. Elle s'est jetée volontairement contre un arbre. »

Je restai silencieuse, incapable de prononcer le moindre mot. Que dire ?

J'aurais voulu lui prendre la main, mais quelque chose me retenait. Je respirai profondément. Mais les mots ne venaient toujours pas.

La clef de cuivre était posée sur la table, témoin muet du passé, de la mort de Michel. Je sentis que William se refermait comme il l'avait fait à Lucca quand il avait avancé les mains pour me repousser. Il ne bougeait pas, mais je sentais clairement qu'il se retirait. Encore une fois, je résistai à l'envie impérieuse de le toucher, de le prendre dans mes bras. Pourquoi avais-je la sensation d'avoir tant à partager avec cet homme ? D'une certaine façon, il n'était pas un étranger pour moi, et ce qui était encore plus bizarre, je pensais que je n'étais pas non plus une étrangère pour lui. Qu'est-ce qui nous avait rapprochés ? Ma quête, ma soif de vérité, ma compassion pour sa mère ? Il ne savait rien de moi, il ignorait tout de mon mariage en péril, de ce qui avait failli être une fausse couche à Lucca, de mon travail, de ma vie. Et moi, que savais-je de lui, de sa femme, de ses enfants, de sa carrière ? Son présent restait un mystère. Mais son passé, le passé de sa mère m'avaient été révélés comme on marche dans le noir avec une simple torche. Je désirais plus que tout montrer à cet homme à quel point tout cela comptait pour moi, à quel point ce qui était arrivé à sa mère avait changé ma vie.

« Merci, finit-il par dire. Merci de m'avoir tout raconté. »

Sa voix était étrange, empruntée. Je m'aperçus que j'aurais voulu le voir s'effondrer, pleurer, montrer quelque émotion. Pourquoi ? Sans aucun doute parce que j'avais moi-même besoin de me libérer, de pleurer pour évacuer la douleur, le chagrin, le vide, besoin de partager avec lui mes sentiments, dans une communion intime et singulière.

Il se leva pour partir, en ramassant le carnet et la clef. Je ne supportai pas l'idée qu'il s'en aille si vite. S'il partait maintenant, j'étais convaincue que je ne le reverrais plus jamais. Il ne voudrait plus me voir ou me parler. Je perdrais mon dernier lien avec Sarah. Je le perdrais. Et pour Dieu sait quelle raison obscure, William Rainsferd était la seule personne avec qui je désirais être en ce moment.

Il avait dû lire dans mes pensées, car je le vis hésiter. Il se pencha vers moi.

« Je vais aller dans ces endroits, dit-il. Beaune-la-Rolande et rue Nélaton.

— Je peux vous accompagner si vous voulez. »

Ses yeux me fixèrent un moment. Je perçus encore une fois la complexité de ce que je lui inspirais, entre ressentiment et gratitude.

« Non, je préfère y aller seul. Mais j'apprécierais que vous me donniez les adresses des frères Dufaure. J'aimerais les rencontrer.

— Bien sûr », répondis-je, en ouvrant mon agenda et en notant les coordonnées des Dufaure sur un bout de papier.

Soudain, il retomba lourdement sur sa chaise.

« J'aurais besoin d'un verre, dit-il.

— Bien sûr, bien sûr. »

J'appelai le garçon et commandai du vin pour nous deux.

Tandis que nous buvions en silence, je remarquai combien je me sentais à l'aise en sa compagnie. Deux Américains autour d'un verre. Nous ne ressentions pas le besoin de parler et ce silence n'était pas gênant. Mais je savais qu'après sa dernière gorgée, il partirait.

Ce moment arriva.

« Merci, Julia, merci pour tout. »

Il ne dit pas : restons en contact, envoyons-nous des mails, parlons-nous au téléphone de temps en temps. Non, il ne dit rien de tout ça. Et je pouvais entendre ce que disait son silence : ne m'appelez pas, ne cherchez pas à me contacter, s'il vous plaît, je dois reconsidérer toute mon existence, j'ai besoin de temps et de silence, de paix. Je dois trouver qui je suis désormais.

Je le vis partir sous la pluie, sa haute silhouette s'évanouissant dans l'animation de la rue.

Je croisai les mains sur mon ventre, envahie de solitude.

Quand je rentrai ce soir-là, toute la famille Tézac m'attendait, avec Bertrand et Zoë, assis dans notre salon. Je perçus immédiatement à quel point l'atmosphère était tendue.

On aurait dit qu'ils s'étaient séparés en deux groupes : Édouard, Zoë et Cécile, ceux qui étaient de mon côté, qui approuvaient ce que j'avais fait, et les « anti », Colette et Laure.

Bertrand restait étrangement silencieux. Son visage était lugubre, sa bouche tombante. Il ne me regardait pas.

Colette explosa. Comment avais-je pu faire une chose pareille ? Rechercher cette famille, contacter cet homme, qui, en réalité, ignorait tout du passé de sa mère.

« Le pauvre homme, répéta ma belle-sœur en frissonnant. Maintenant, il sait qui était réellement sa mère, qu'elle était juive, que sa famille entière a été exterminée en Pologne, que son oncle est mort de faim. Julia aurait dû le laisser en paix. »