D'un bond, Édouard se mit debout et leva les bras au ciel.
« Mon Dieu ! gronda-t-il. Qu'est-ce que c'est que cette famille ! » Zoë vint se blottir sous mon bras.
« Julia a agi courageusement, ce qu'elle a fait est d'une grande générosité, continua-t-il, tout tremblant de colère. Elle voulait être sûre que la famille de cette petite fille était au courant et savait qu'elle compatissait. Qu'elle était au courant que mon père s'en souciait assez pour faire en sorte que Sarah Starzynski soit accueillie par une famille d'adoption où elle était aimée.
— Oh, Papa, je t'en prie, l'interrompit Laure. Ce qu'a fait Julia était lamentable. Faire revivre le passé n'est jamais une bonne idée, surtout en ce qui concerne cette guerre. Personne ne veut s'en souvenir ou y penser. »
Elle ne me regardait pas, mais je sentais tout le poids de son animosité envers moi. Je lisais facilement en elle. J'avais agi en pure Américaine. Je ne savais pas ce qu'était le respect du passé. Je n'avais pas la moindre idée de ce qu'était un secret de famille. Je n'avais aucune éducation. Pas de sensibilité. Une Américaine grossière et sans éducation : l'Américaine avec ses gros sabots.
« Je ne suis pas d'accord ! s'écria Cécile d'une voix tremblante. Je te remercie de m'avoir raconté ce qui s'est passé, père. C'est une histoire horrible, ce pauvre petit garçon mort dans l'appartement, la petite sœur qui revient. Je crois que Julia a eu raison de contacter cette famille. Après tout, nous n'avons rien fait dont nous puissions avoir honte. »
« Peut-être ! dit Colette en se pinçant les lèvres, mais si Julia ne s'était pas montrée si curieuse, Édouard ne nous aurait probablement jamais rien dit, n'est-ce pas, Édouard ? »
Édouard regarda sa femme dans les yeux. Son visage était empreint de froideur, sa voix également.
« Colette, mon père m'a fait jurer de ne jamais révéler ce qui était arrivé. J'ai respecté cette promesse, et ce fut extrêmement difficile, pendant soixante ans. Mais aujourd'hui, je suis heureux que vous sachiez. Maintenant, je peux partager cela avec ma famille, même si je m'aperçois que cela dérange certains d'entre vous.
— Dieu merci, Mamé n'est au courant de rien », soupira Colette, en replaçant ses cheveux blonds cendrés.
« Oh, Mamé sait tout », lança Zoë d'une petite voix aiguë.
Ses joues s'empourprèrent, mais elle ne baissa pas les yeux.
« Elle-même m'a raconté ce qui est arrivé. Je ne savais pas pour le petit garçon, j'imagine que Maman n'aurait pas aimé qu'elle me raconte cette partie de l'histoire. Mais Mamé m'a tout dit. »
Zoë continua.
« Elle sait depuis le début, depuis que la concierge lui a appris que Sarah était revenue. Elle a dit aussi que grand-père faisait des tas de cauchemars où il y avait un enfant mort dans sa chambre. Elle m'a dit que c'était horrible de savoir et de ne pas pouvoir en parler avec son mari, son fils et plus tard, avec sa famille. Elle a dit que cela avait changé mon arrière-grand-père, que cela l'avait atteint d'une façon dont il ne pouvait pas parler, même à elle. »
Je me tournai vers mon beau-père. Il ne quittait pas Zoë des yeux, abasourdi.
« Elle savait ? Toutes ces années, elle savait ? »
Zoë fît oui de la tête.
« Mamé m'a dit que c'était un terrible secret à porter, qu'elle ne cessait de penser à cette petite fille et qu'elle était heureuse que je le partage désormais. Elle a dit que nous aurions dû en parler bien plus tôt, que nous aurions dû faire ce qu'a fait Maman, que nous n'aurions pas dû attendre. Nous aurions dû retrouver la famille de cette petite fille. Nous avons eu tort de garder tout cela enfoui, voilà ce qu'elle m'a dit. Juste avant son attaque. » Il y eut un long silence douloureux. Zoë se leva en regardant tour à tour Colette, Édouard, ses tantes et son père. Moi, enfin.
« Je veux vous dire autre chose », ajouta-t-elle, en passant adroitement du français à un anglais très fortement américain. « Je me fiche de ce que certains vont penser. Je me fiche que vous pensiez que Maman a eu tort, ou que ce qu'elle a fait était une idiotie. Moi, je suis fière de ce qu'elle a accompli. Je suis fière qu'elle ait retrouvé William et qu'elle lui ait tout dit. Vous n'avez aucune idée de ce que cela représentait pour elle, de la volonté qu'il lui a fallu. Et vous savez quoi ? Quand je serai grande, je veux être comme elle. Je veux devenir une mère dont mes enfants soient fiers. Bonne nuit. »
Elle fit une drôle de petite révérence et sortit en refermant doucement la porte.
Nous restâmes silencieux un long moment. Le visage de Colette se figeait à vue d'œil. Laure vérifiait son maquillage dans un miroir de poche. Cécile semblait pétrifiée.
Bertrand n'avait pas dit un mot. Il se tenait face à la fenêtre, les mains croisées dans le dos. Pas une fois il ne m'avait regardée. Ni moi ni personne d'autre.
Édouard se leva et vint déposer une caresse sur mes cheveux, avec une tendresse très paternelle. Ses yeux bleu pâle clignèrent en me regardant, puis il murmura dans le creux de mon oreille :
« Tu as fait ce qu'il fallait. Tu as bien fait. »
Mais, plus tard dans la soirée, seule dans mon lit, incapable de lire, de penser, de faire quoi que ce soit à part regarder le plafond, je me posais encore des questions.
Je pensais à William. Je ne savais pas où il était mais j'étais sûre qu'il essayait de rassembler toutes les pièces du puzzle, les vieilles et les nouvelles.
Je pensais à la famille Tézac qui, pour une fois, avait dû sortir de sa coquille, se parler, mettre au grand jour un sombre et triste secret. Je pensais à Bertrand me tournant le dos.
Tu as fait ce qu'il fallait. Tu as bien fait.
Était-ce Édouard qui avait raison ? Je n'arrivais pas à en être sûre.
Zoë poussa la porte et se glissa dans mon lit. Elle se blottit contre moi comme un petit chiot, me prit la main et y déposa un long baiser, puis cala la tête sur mon épaule.
On entendait la rumeur de la circulation sur le boulevard Montparnasse. Il était tard. Bertrand était sans doute avec Amélie. Il était si loin de moi, comme un étranger. Comme quelqu'un que je connaîtrais à peine.
Deux familles, j'avais réuni deux familles, au moins pour aujourd'hui. Deux familles qui ne seraient plus jamais les mêmes.
Avais-je bien fait ?
Je ne savais que penser.
Zoë s'endormit à mes côtés. Son souffle lent me chatouillait le cou. Je pensais à l'enfant qui naîtrait bientôt et une sorte de paix m'envahit. Un sentiment de sérénité qui m'apaisa pendant un moment. Mais la douleur et la tristesse étaient toujours là.
NEW YORK, 2005
« Zoë ! hurlai-je. Pour l'amour de Dieu, ne lâche pas la main de ta sœur. Elle va tomber et se briser le cou ! »
Ma fille aux jambes de sauterelle râla.
« Tu es complètement parano comme mère ! »
Elle attrapa le bras grassouillet de sa sœur et la remit d'aplomb sur son tricycle. Ses petites jambes pédalaient furieusement sur le chemin tandis que Zoë courait derrière. Mon bébé gazouillait de plaisir, en tournant la tête pour vérifier que j'étais bien en train de la regarder, avec cet air de vanité qu'on peut avoir à deux ans.
Central Park et les premières promesses du printemps… C'était si bon ! J'étirai mes jambes en inclinant mon visage vers le soleil.
L'homme qui se tenait à mes côtés me caressa les joues.
Neil. Mon petit ami. À peine plus âgé que moi. Avocat. Divorcé. Habitant le quartier de Fiat Iron avec ses fils adolescents. C'était ma sœur qui me l'avait présenté. Je l'aimais bien. Je n'étais pas amoureuse, mais j'appréciais sa compagnie. Il était intelligent et cultivé. Il n'avait aucune intention de m'épouser, Dieu merci, et voyait mes filles seulement de temps en temps.