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Nous restâmes quelque temps chez Charla, qui m'aidait dans mes recherches. Nous finîmes par trouver un « appartement de deux chambres, avec vue et doorman » sur la 86e Rue Ouest, entre Amsterdam et Columbus. C'était une sous-location, l'appartement était celui d'une de ses amies partie vivre à Los Angeles. L'immeuble était plein de familles, divorcées ou non. Une vraie ruche, bruyante, grouillante de bébés, de jeunes enfants, de vélos, de poussettes, de trottinettes. L'appartement était confortable et cosy, pourtant, là aussi, il manquait quelque chose. Quoi ? Je n'aurais su le dire.

Grâce à Joshua, j'avais trouvé une place de correspondante pour un site Internet français en vue. Je travaillais à la maison et j'utilisais toujours les services de Bamber quand j'avais besoin de clichés de Paris.

Zoë allait au Trinity College, à deux blocks de notre immeuble. « Maman, je ne m'intégrerai jamais, tout le monde m'appelle la « Frenchy » ! » Elle se plaignait. Mais cela me faisait sourire.

Les New-Yorkais me fascinaient. Leur pas décidé, leur humour, leur familiarité amicale. Mes voisins me disaient bonjour dans l'ascenseur, ils m'avaient offert des fleurs et des bonbons pour les filles quand nous avions emménagé, ils plaisantaient de bon cœur avec le doorman. Je n'avais plus l'habitude. Je m'étais faite à la mauvaise humeur parisienne, à cette façon de vivre sur le même palier en se disant à peine bonjour.

Mais le plus ironique, c'était que malgré tout ça, malgré le joyeux tourbillon de ma vie nouvelle, Paris me manquait. La tour Eiffel me manquait, surtout son scintillement de nuit qui, toutes les heures, la transformait en séductrice endiamantée. Les sirènes hurlantes des casernes de pompiers, chaque premier mercredi du mois, à midi pile, me manquaient. Comme le marché du samedi sur le boulevard Edgar Quinet, où le vendeur de fruits et légumes m'appelait « ma p'tite dame » alors que j'étais sans doute sa cliente la plus grande. Moi aussi, d'une certaine manière, j'étais une « Frenchy », malgré mon sang américain.

Quitter Paris n'avait pas été aussi facile que je l'imaginais. New York, son énergie, ses jets de vapeur sortant des grilles du chauffage urbain, son gigantisme, ses ponts, ses gratte-ciel, ses embouteillages monstres, ce n'était pas chez moi. Mes amis parisiens me manquaient, même si je m'en étais fait de très bons ici. Édouard, dont j'étais devenue si proche et qui m'écrivait tous les mois, me manquait. La façon de draguer des Français me manquait, ce regard qui « déshabillait », selon l'expression de Holly. J'en avais pris l'habitude. À Manhattan, il n'y avait plus que les interpellations joyeuses des conducteurs de bus : « Yo ! la belle plante ! » pour Zoë et « Yo ! la belle blonde ! » pour moi, sinon j'avais la sensation d'être devenue invisible. Je me demandais pourquoi ma vie me paraissait si vide. Comme si elle avait été dévastée par un ouragan. Comme si elle était un puits sans fond.

Quant à mes nuits…

Vides et ennuyeuses, même celles que je partageais avec Neil. Je les passais principalement coucher, allongée sur mon lit, chacun des sons de cette grande métropole vibrante, en laissant venir à moi les images de ma vie, comme une marée sur le sable.

Sarah.

Elle ne me quittait jamais. Elle m'avait changée pour toujours. Son histoire, sa souffrance, je les portais en moi. J'avais la sensation de l'avoir connue. De l'avoir connue enfant, puis jeune fille, puis mère de famille de quarante ans, suicidée contre un tronc d'arbre sur une route verglacée de Nouvelle-Angleterre. Je voyais précisément son visage. Ses yeux verts en amande. La forme de son crâne. Sa façon de se tenir. Ses mains. Son très rare sourire. Oui, je la connaissais. J'aurais pu sans problème la reconnaître dans la foule, si elle avait été encore en vie.

Zoë était futée. Elle m'avait pris la main dans le sac.

En train de chercher des renseignements sur William Rainsferd, sur le net.

Je ne l'avais pas entendue revenir de l'école. C'était un après-midi d'hiver. Elle s'était glissée sans bruit dans mon dos.

« Ça dure depuis longtemps ? » avait-elle demandé, sur le ton de la mère qui découvre que son adolescent fume de l'herbe.

Rougissante, je dus admettre que je prenais des nouvelles depuis près d'un an.

« Et ? » insista-t-elle, les bras croisés, en fronçant le sourcil.

« On dirait qu'il a quitté Lucca.

— Oh… Et où est-il maintenant ?

— Il est ici, aux États-Unis, depuis quelques mois. »

Je n'avais pas pu soutenir son regard. Je m'étais levée et dirigée vers la fenêtre, jetant un œil dans l'avenue d'Amsterdam.

« Il est à New York ? »

Sa voix s'était adoucie. Elle vint se placer derrière moi et posa sa jolie tête sur mon épaule.

Je fis oui de la tête. Je n'osai pas lui dire combien j'étais excitée à l'idée de le croiser ici, à quel point je trouvais surprenant que nous soyons tous les deux dans la même ville, deux ans après notre première rencontre. Je me souvenais que son père était new-yorkais. Il avait probablement passé son enfance dans cette ville.

L'annuaire indiquait une adresse dans le Village. À quinze minutes à peine en métro. Et pendant des jours, des semaines, j'avais hésité à l'appeler. Après tout, il n'avait jamais essayé de me contacter à Paris et n'avait plus donné de nouvelles.

Mon excitation retomba un peu au fil du temps. Je n'avais pas eu le courage de l'appeler. Mais je pensais toujours à lui. Chaque jour. En silence et en secret. Je me disais que nous nous rencontrerions par hasard, dans Central Park, dans un grand magasin, un bar, un restaurant. Sa femme et ses enfants l'avaient-elles accompagné ? Pourquoi était-il revenu aux États-Unis, comme je l'avais fait moi-même ? Que s'était-il passé ?

« Tu l'as contacté ? demanda Zoë.

— Non.

— Tu vas le faire ?

— Je n'en sais rien, Zoë. »

Je me mis à pleurer sans bruit.

« Oh, Maman, je t'en prie », soupira-t-elle.

J'essuyai farouchement mes larmes. Je me sentais stupide.

« Maman, il sait que tu habites ici. J'en suis sûre même. Lui aussi a dû te pister sur Internet. Alors lui aussi sait où tu travailles et où tu habites. »

Je n'avais jamais pensé à cela. William me suivant à la trace sur Internet, cherchant mon adresse. Se pouvait-il que Zoë ait raison ? Savait-il que je vivais moi aussi à New York, dans l'Upper West Side ? Pensait-il à moi parfois ? Et si cela arrivait, que ressentait-il ?

« Il faut que tu laisses tomber, Maman. Laisse tout ça derrière toi. Appelle Neil, voyez-vous plus souvent, accroche-toi à ta nouvelle vie. »

Je me tournai vers elle et lui dis d'une voix forte et dure :

« Je ne peux pas, Zoë. J'ai besoin de savoir si ce que j'ai fait l'a aidé. Je dois le savoir. Est-ce trop demander ? Est-ce vraiment impossible ? »

Le bébé se mit à pleurer dans la pièce d'à côté. J'avais interrompu sa sieste. Zoë alla le chercher et revint avec sa petite sœur dodue et pleurnicharde.

Puis elle me caressa les cheveux au-dessus des boucles du nourrisson.

« Je crois que tu ne sauras jamais, Maman. Il ne sera jamais prêt à te le dire. Tu as bouleversé sa vie. Tu as tout mis par terre, souviens-toi. Il est probable qu'il n'a aucune intention de te revoir. »