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Je lui pris le bébé et le serrai fort contre moi, pour sentir sa chaleur et sa rondeur. Zoë avait raison. Il fallait que je tourne la page, que je m'en tienne à cette vie nouvelle.

Comment, c'était une autre histoire.

J'occupais mon temps au maximum. Je n'avais pas une minute à moi. Il y avait Zoë, sa sœur, Neil, mes parents, mes neveux, mon boulot et la succession sans fin des fêtes auxquelles Charla et son mari m'invitaient et où je me rendais sans savoir si j'en avais envie. J'avais rencontré plus de monde en deux ans dans ce milieu cosmopolite si plaisant que pendant tout mon séjour parisien.

J'avais quitté Paris pour de bon, mais à chaque fois que j'y retournais, à cause de mon travail ou pour rendre visite à mes amis ou à Édouard, je me retrouvais toujours dans le Marais, c'était plus fort que moi. Rue des Rosiers, rue du Roi-de-Sicile, rue des Écouffes, rue de Saintonge, rue de Bretagne, je me promenais avec des yeux différents, des yeux pleins de la mémoire des lieux, des événements de 1942, même si tout cela avait largement précédé ma naissance.

J'aurais voulu savoir qui habitait rue de Saintonge à présent, qui regardait par la fenêtre donnant sur la cour envahie de verdure, qui caressait le marbre de la cheminée. Je me demandais si les nouveaux propriétaires pouvaient imaginer qu'un petit garçon y était mort dans un placard et que la vie d'une petite fille avait changé pour toujours ce jour-là.

Mes rêves aussi me ramenaient dans le Marais. Vers les atrocités du passé, dont je n'avais pas été témoin mais que je vivais avec tant de réalité qu'il me fallait rallumer la lumière pour que le cauchemar s'évanouisse.

C'était pendant ces nuits sans sommeil, seule dans mon lit, lassée des conversations mondaines, la bouche sèche à cause de ce verre de trop que je n'aurais jamais dû boire, que l'ancienne douleur revenait me hanter.

Ses yeux. Son visage quand je lui avais lu la lettre de Sarah. Tout revenait, me pénétrait et me privait de repos.

La voix de Zoë me ramena dans Central Park, dans ce magnifique printemps où la main de Neil était posée sur mon genou.

« Maman, le petit monstre veut une glace.

— Pas question, dis-je. Pas de glace. »

À ces mots, la petite se jeta la tête la première sur la pelouse et se mit à hurler.

« Ça promet ! » lança Neil d'un air songeur.

Le mois de janvier 2005 me ramena, encore et encore, à Sarah et à William. La célébration des soixante ans de la libération d'Auschwitz avait fait la une des journaux dans le monde entier. Il semblait qu'on n'avait jamais autant prononcé le mot « Shoah ».

Chaque fois que je l'entendais, mes pensées allaient vers elle et lui, pleines de douleur. En regardant la cérémonie à la télévision, je me demandais si William, lui aussi, pensait à moi en entendant ce mot, en voyant les images atroces du passé en noir et blanc osciller sur l'écran, les corps décharnés et sans vie entassés, innombrables, les fours crématoires, les cendres, en regardant l'horreur qui avait eu lieu.

Sa famille était morte dans cet endroit hideux. Les parents de sa mère. Il ne pouvait pas ne pas y penser. Avec Zoë et Charla à mes côtés, je regardai à l'écran la neige recouvrir le camp, les barbelés, le lugubre mirador. Et la foule, les discours, les prières, les bougies. Les soldats russes et leur pas étrange qui semblait presque une danse.

Puis il y eut la vision inoubliable de la nuit tombant sur le camp et des rails qui s'illuminaient peu à peu, éclairant l'obscurité dans un mélange poignant et aigu de douleur et de souvenir.

C'est arrivé un après-midi de mai. Un appel que je n'attendais pas.

J'étais assise à mon bureau où je me débattais avec mon ordinateur récalcitrant. J'ai décroché en prononçant un « allô » que je savais sec.

« Bonjour. C'est William Rainsferd. »

Je me redressai d'un coup, le cœur battant mais essayant de garder mon calme.

William Rainsferd.

Je restai muette, accrochée au combiné comme à une bouée.

« Vous êtes toujours là, Julia ? »

J'avalai ma salive.

« Oui, j'ai juste des problèmes avec mon ordinateur. Comment allez-vous, William ?

— Ça va », dit-il.

Il y eut un bref silence, mais sans tension perceptible.

« Ça faisait longtemps. »

Mon intervention sonnait un peu vide.

« Oui, c'est vrai », dit-il.

Il y eut encore un silence.

« Je vois que vous êtes une vraie New-Yorkaise à présent. J'ai trouvé vos coordonnées dans l'annuaire. »

Zoë avait donc raison. « Et si on se voyait ?

— Aujourd'hui ? dis-je.

— Si vous le pouvez, c'est parfait. »

Le bébé dormait dans la chambre d'à côté. Elle avait été à la crèche le matin. Mais pourquoi ne pas l'emmener avec moi, après tout ? Même si je savais qu'interrompre sa sieste provoquerait un drame. « Je peux m'arranger.

— Très bien. Je vous rejoins dans votre quartier. Vous connaissez un endroit où nous pourrions aller ?

— Vous voyez le Café Mozart ? Au croisement de la soixante-dixième Rue Ouest et de Broadway ?

— Je vois. Parfait. Disons dans une demi-heure ? » Quand je raccrochai, mon cœur battait si vite que je pouvais à peine respirer. J'allai réveiller mon petit monstre, ignorai ses protestations, attrapai la poussette et sortis.

Il était déjà là quand j'arrivai. Je le vis d'abord de dos, mais reconnus immédiatement les épaules puissantes, les cheveux épais et argentés où ne subsistait plus une trace de blond. Il lisait le journal. Et comme s'il avait senti mes yeux se poser sur lui, il se retourna au moment où je m'approchais. Il se leva et il y eut un moment embarrassant où nous restâmes sans savoir si nous devions nous embrasser ou nous serrer la main. Il se mit à rire, moi aussi, puis, finalement, il me serra dans ses bras, bien fort, si fort que mon menton heurta ses clavicules. Il passa la main dans mon dos et se pencha vers la petite.

« Quelle jolie princesse ! » dit-il d'une voix charmeuse.

Elle lui tendit très solennellement sa girafe en caoutchouc préférée.

« Et c'est quoi ton nom ? demanda-t-il.

— Lucy, répondit-elle en zozotant.

— Ça, c'est le nom de sa girafe… » commençai-je, mais William jouait déjà avec et les pouet-pouet couvrirent ma voix, à la plus grande joie de la petite.

Nous nous installâmes à une table et je laissai ma fille dans sa poussette. William étudiait la carte.

« Vous avez déjà pris le cheesecake Amadeus ? me demanda-t-il en levant un sourcil.

— Oui, il est diabolique ! »

Mon commentaire le fit sourire.

« Vous êtes resplendissante, Julia. New York vous va bien au teint. »

Je rougis comme une adolescente, sûre que Zoë aurait levé les yeux au ciel si elle m'avait vue.

Puis son portable se mit à sonner. Il répondit. Je savais à son expression qu'il s'agissait d'une femme. Sa femme ? L'une de ses filles ? Il avait l'air gêné de parler devant moi. Alors, je me penchai vers ma fille et jouai avec la girafe.

« Désolé, c'était ma petite amie.

— Oh. »

Il avait senti mon incompréhension. Il précisa dans un rire :

« Je suis divorcé maintenant, Julia. »

Il dit cela en me regardant droit dans les yeux. Son visage devint plus grave.