Son père trouva un endroit où s'asseoir. La fillette observait le flot ininterrompu qui venait grossir la foule. Le bruit se fit de plus en plus intense, c'était une rumeur qui enflait, celle de milliers de voix, de sanglots d'enfants, de gémissements de femmes. La chaleur devint insupportable, de plus en plus étouffante à mesure que le soleil montait dans le ciel. Il y avait de moins en moins d'espace et ils étaient collés les uns contre les autres. Elle observa les hommes, les femmes, les enfants, leurs visages crispés, leurs yeux pleins d'effroi.
« Papa, dit-elle, combien de temps allons-nous rester ici ?
— Je ne sais pas, ma chérie.
— Pourquoi sommes-nous là ? »
Elle posa sa main sur l'étoile jaune cousue sur sa poitrine.
« C'est à cause de ça, n'est-ce pas ? dit-elle. Tout le monde ici en porte une. »
Son père sourit tristement.
« Oui, dit-il. C'est à cause de ça. »
La fillette fronça les sourcils.
« Ce n'est pas juste, Papa, dit-elle les dents serrées. Ce n'est pas juste ! »
Il la prit dans ses bras et murmura tendrement son prénom.
« Oui, mon amour, tu as raison, ce n'est pas juste. »
Elle s'assit contre lui, la joue appuyée contre l'étoile qu'il portait sur sa veste.
Il y avait un mois de cela, sa mère avait cousu les étoiles sur tous leurs vêtements. Sauf sur ceux de son petit frère. Quelque temps auparavant, leurs cartes d'identité avaient été tamponnées des mots « Juif » ou « Juive ». Puis il y eut tout un tas de choses qu'ils ne furent plus autorisés à faire. Jouer dans le square. Faire de la bicyclette. Aller au cinéma. Au théâtre. Au restaurant. À la piscine. Emprunter des livres à la bibliothèque.
Elle avait vu fleurir les panneaux un peu partout : « Interdit aux Juifs ». Et sur la porte de la fabrique où travaillait son père, un écriteau signalait « Entreprise juive ». Maman devait faire les courses après seize heures, quand il ne restait plus rien dans les magasins à cause du rationnement. Ils devaient voyager dans le dernier wagon de la rame de métro. Et être rentrés chez eux pour le couvre-feu, et ne pas quitter leur domicile avant le lever du soleil. Que leur était-il encore permis de faire ? Rien. Rien, pensa-t-elle.
Injuste. Tellement injuste. Pourquoi ? Pourquoi eux ? Pourquoi tout ça ? Personne ne semblait capable de lui fournir une explication.
Joshua attendait déjà dans la salle de réunion, en buvant le jus de chaussettes qu'il adorait. Je me dépêchai d'entrer et m'assis entre Bamber, le directeur photo, et Alessandra, la responsable des sujets société.
La pièce donnait sur la rue Marbeuf et son animation permanente, à deux pas des Champs-Élysées. Ce n'était pas mon quartier préféré – trop de monde, trop tape-à-l'œil – mais j'y venais tous les jours, habituée à me frayer un chemin le long de l'avenue, sur les vastes trottoirs poussiéreux et encombrés de touristes à toute heure de la journée, quelle que soit la saison.
Cela faisait six ans que j'écrivais pour l'hebdomadaire américain Seine Scenes. Il y avait une édition papier ainsi qu'une version sur le Net. J'écrivais une chronique sur les événements susceptibles d'intéresser les expatriés américains. Je faisais dans la « couleur locale », ce qui pouvait aller de la vie sociale à la vie culturelle – expos, films, restaurants, livres – mais aussi la prochaine élection présidentielle.
Ce n'était pas un travail si facile, en fait. Les délais étaient courts et Joshua despotique. Je l'aimais bien, mais il n'en restait pas moins un tyran. C'était le genre de patron qui refusait de prendre en compte la vie privée, le mariage, les enfants. Si une collaboratrice tombait enceinte, elle devenait invisible. Si une mère avait un enfant malade à la maison, il la foudroyait du regard. Cependant, il avait un œil perspicace, un vrai talent éditorial et un don troublant du timing parfait. Devant lui, nous nous inclinions et dès qu'il avait le dos tourné, nous nous plaignions, mais nous travaillions dur. La cinquantaine, né et élevé à New York, depuis dix ans à Paris, Joshua avait un air placide auquel il valait mieux ne pas se fier. Son visage était tout en longueur et son regard tombant. Mais dès qu'il ouvrait la bouche, il était le chef, indéniablement. On écoutait Joshua. Et personne n'aurait osé l'interrompre.
Bamber venait de Londres et n'avait pas tout à fait la trentaine. Il dominait à plus d'un mètre quatre-vingts, portait des lunettes aux verres mauves, des piercings divers et se teignait les cheveux en orange. Il avait un humour britannique exquis que je trouvais tout à fait irrésistible, mais que Joshua saisissait rarement. J'avais un faible pour Bamber. C'était un collègue discret et efficace. Il était également d'un grand soutien quand Joshua n'était pas dans un bon jour et passait sur nous sa mauvaise humeur. Bamber était un allié précieux.
Alessandra était à moitié italienne, avait une peau parfaite et une ambition dévorante. C'était une jolie fille aux brillants cheveux noirs bouclés, avec le genre de bouche pulpeuse qui rend les hommes stupides. Je n'arrivais pas à savoir si je l'aimais ou non. Elle avait la moitié de mon âge et gagnait déjà autant que moi, bien que mon nom apparaisse avant le sien dans l'ours du journal.
Joshua parcourut la liste des articles à venir. Il y en aurait un costaud à écrire à propos de l'élection présidentielle, gros sujet depuis la victoire controversée de Jean-Marie Le Pen au premier tour. Je ne tenais pas particulièrement à m'en charger, et me réjouis secrètement quand Alessandra fut désignée pour ce travail.
« Julia, dit Joshua, en me regardant par-dessus les verres de ses lunettes, le soixantième anniversaire du Vél d'Hiv. C'est dans tes cordes. »
Je me raclai la gorge. Qu'est-ce qu'il avait dit ? J'avais entendu quelque chose comme « le véldive ».
Ça ne m'évoquait rien.
Alessandra me regarda avec condescendance.
« 16 juillet 1942 ? Ça ne te dit pas quelque chose ? » dit-elle. Je détestais ce ton mielleux de madame-je-sais-tout qu'elle prenait parfois. Comme aujourd'hui.
Joshua poursuivit :
« La grande rafle du vélodrome d'Hiver. Vél d'Hiv en abrégé. Un célèbre stade couvert où se tenaient des courses de vélo. Des milliers de familles juives y ont été parquées et enfermées pendant des jours dans des conditions atroces. Puis on les envoya à Auschwitz où elles ont toutes été gazées. »
Ça commençait à me revenir. Mais ce n'était pas très précis dans mon esprit.
« Oui, dis-je avec l'air assuré et en fixant Joshua. OK, alors je fais quoi ? »
Il enfonça la tête dans les épaules.
« Tu pourrais commencer par trouver des survivants ou des témoins. Puis tu vérifieras les détails de la commémoration, qui l'organise, où, quand. Puis je veux les faits. Ce qui s'est exactement passé. C'est un travail délicat, tu sais. Les Français sont toujours réticents quand il s'agit de parler de tout ça, de Vichy, de l'Occupation… Des choses dont ils ne sont pas très fiers.