— Je connais quelqu'un qui pourrait t'aider », dit Alessandra avec un peu moins de condescendance. « Franck Lévy. Il est le fondateur d'une des grandes organisations qui aident les Juifs à retrouver leurs familles depuis l'Holocauste.
— J'ai entendu parler de lui », dis-je en notant son nom.
Franck Lévy était effectivement un personnage connu. Il donnait des conférences et écrivait des articles sur les spoliations de biens juifs et la déportation.
Joshua avala une gorgée de café.
« Je ne veux pas un truc mollasson, dit-il. Pas de sentimentalisme. Des faits. Des témoignages. Et… » – il jeta un coup d'œil à Bamber – « … de bonnes photos chocs. Fouille dans les archives. Il n'y a pas grand-chose, comme tu t'en rendras compte toi-même, mais peut-être que ce Lévy pourra t'aider à trouver davantage.
— Je vais commencer par aller au Vél d'Hiv, dit Bamber. Pour me faire une idée. »
Joshua eut un sourire ironique.
« Le Vél d'Hiv n'existe plus. Il a été rasé en 1959.
— Où était-ce ? » demandai-je, heureuse de constater que je n'étais pas la seule ignorante.
Alessandra avait encore une fois la réponse.
« Rue Nélaton. Dans le 15e arrondissement.
— On peut toujours y aller, dis-je en regardant Bamber. Peut-être y a-t-il encore des gens dans cette rue qui se souviennent de ce qui est arrivé. »
Joshua haussa les épaules.
« Tente le coup, si tu veux, dit-il. Mais je doute fort que tu trouves beaucoup de gens prêts à te parler Comme je vous l'ai dit, les Français sont très susceptibles sur le sujet, c'est encore extrêmement sensible. N'oubliez pas que c'est la police française qu'a arrêté toutes ces familles juives. Pas les nazis. »
En écoutant Joshua, je me rendis compte à quel point je savais peu de chose des événements survenus à Paris en juillet 1942. Ce n'était pas au programme scolaire dans mon école de Boston. Et depuis que j'étais à Paris, depuis vingt-cinq ans, je n'avais pas lu grand-chose à ce sujet. C'était comme un secret. Quelque chose d'enfoui dans le passé. Quelque chose dont personne ne parlait. J'avais hâte de me mettre devant mon ordinateur pour commencer des recherches sur Internet.
Dès que la réunion fut terminée, je fonçai dans le cube qui me servait de bureau, au-dessus de la bruyante rue Marbeuf. Nous étions logés à l'étroit. Mais je m'y étais faite et cela m'était égal. Je n'avais pas la place de travailler à la maison. Dans notre nouvel appartement, Bertrand avait promis que j'aurais un grand bureau pour moi toute seule. Mon bureau. Enfin ! Cela semblait trop beau pour être vrai. Le genre de luxe auquel on s'habitue vite.
J'allumai l'ordinateur, allai sur Internet, interrogeai Google. Je tapai « vélodrome d'hiver vél d'hiv ». Les sites étaient très nombreux. La plupart en français. Et sur des points très précis.
J'ai lu tout l'après-midi. Je n'ai rien fait d'autre que lire et enregistrer des informations, rechercher des livres sur l'Occupation et les rafles. Je remarquai que de nombreux ouvrages étaient épuisés. Je me demandai pourquoi. Parce que personne ne voulait lire sur le Vél d'Hiv ? Parce que cela n'intéressait plus personne ? J'appelai quelques librairies. On me répondit qu'il ne serait pas facile de me procurer ce que je cherchais. Faites tout ce que vous pouvez, dis-je.
Quand j'éteignis l'ordinateur, je me sentis lessivée. Mes yeux étaient douloureux. Ma tête et mon cœur me pesaient. Ce que j'avais appris me pesait.
Plus de quatre mille enfants juifs avaient été parqués dans le Vél d'Hiv, la plupart avaient entre deux et douze ans. Presque tous ces enfants étaient français, nés en France.
Aucun ne revint vivant d'Auschwitz.
Ce jour semblait ne pas vouloir finir. C'était insupportable. Blottie contre sa mère, la fillette observait les familles qui les entouraient perdre progressivement leur santé mentale. Il n'y avait rien à manger, rien à boire. La chaleur était étouffante. L'atmosphère était pleine d'une poussière sèche et irritante qui lui piquait les yeux et la gorge.
Les grandes portes du stade étaient closes. Tout le long des murs se tenaient des policiers aux visages fermés qui les menaçaient en silence de leurs fusils. Nulle part où aller. Rien à faire. Sinon rester assis là et attendre. Mais attendre quoi ? Qu'allait-il leur arriver, qu'allait-il arriver à sa famille et à tous ces gens ?
Avec son père, elle avait tenté d'atteindre les toilettes, à l'autre bout de l'arène. Une puanteur inimaginable les accueillit. Il y avait trop peu de sanitaires pour autant de gens et bientôt les toilettes furent inutilisables. La fillette dut s'accroupir le long du mur pour se soulager, en luttant contre une irrépressible envie de vomir, la main plaquée contre la bouche. Les gens pissaient et déféquaient où ils pouvaient sur le sol dégoûtant, honteux, brisés, recroquevillés comme des animaux. Elle vit une vieille femme qui tentait de garder un peu de dignité en se cachant derrière le manteau de son mari. Une autre suffoquait d'horreur et secouait la tête, les mains sur le nez et la bouche.
La fillette suivit son père à travers la foule pour rejoindre l'endroit où ils avaient laissé la mère. Ils se faufilaient difficilement à travers les tribunes encombrées de paquets, de sacs, de matelas, de berceaux. L'arène était noire de monde. Elle se demandait combien ces gens pouvaient bien être. Les enfants couraient dans les allées, débraillés, sales, criant qu'ils voulaient de l'eau. Une femme enceinte, presque évanouie à cause de la chaleur et de la soif, hurlait de toutes les forces qui lui restaient qu'elle allait mourir, qu'elle allait mourir dans l'instant. Un vieil homme s'écroula d'un coup, allongé de tout son long sur le sol poussiéreux. Son visage était tout bleu et il avait des convulsions. Personne ne réagit.
La fillette s'assit près de sa mère. Celle-ci était étrangement calme. Elle ne disait plus rien. La fillette lui prit la main et la pressa contre la sienne. Elle n'eut aucune réaction. Le père se dirigea vers un policier pour demander de l'eau, pour sa femme et son enfant. L'homme lui répondit sèchement qu'il n'y avait pas d'eau pour le moment. Le père dit que c'était abominable, qu'on n'avait pas le droit de les traiter comme des chiens. Le policier lui tourna le dos et s'éloigna.
La fillette aperçut de nouveau Léon, le garçon qu'elle avait vu dans le garage. Il errait parmi la foule, en ne quittant pas des yeux les grandes portes closes. Elle remarqua qu'il ne portait pas son étoile jaune, qui avait été arrachée. Elle se leva pour le rejoindre. Le visage du garçon était crasseux et il avait un bleu sur la joue gauche, un autre sur la clavicule. Elle se demanda si elle aussi ressemblait à ça, à une pauvre chose épuisée et battue.
« Je vais sortir d'ici, dit-il à voix basse. Mes parents m'ont dit de le faire. Maintenant.
— Mais comment vas-tu t'y prendre ? dit-elle. Les policiers t'en empêcheront. »
Le garçon la regarda. Il avait le même âge qu'elle, dix ans, mais il faisait beaucoup plus vieux. Toute trace d'enfance en lui avait disparu.
« Je trouverai un moyen, dit-il. Mes parents m'ont dit de m'enfuir. Ils m'ont enlevé mon étoile. C'est la seule solution. Sinon c'est la fin. La fin pour chacun d'entre nous. »
Le vent froid de la peur s'empara d'elle à nouveau. La fin ? Se pouvait-il que ce garçon ait raison ? Etait-ce réellement la fin ?
Il la toisa avec un peu de mépris. « Tu ne me crois pas, n'est-ce pas ? Pourtant, tu devrais venir avec moi. Arrache ton étoile et suis-moi tout de suite. Nous nous cacherons. Je prendrai soin de toi. Je sais comment faire. »