Elle pensa à son petit frère qui attendait dans le placard. Elle caressa du bout des doigts la clef qui se trouvait toujours dans sa poche. Pourquoi ne pas suivre ce petit garçon vif et intelligent ? Ainsi, elle pourrait sauver son frère, et se sauver par la même occasion.
Mais elle se sentait trop petite, trop vulnérable pour faire une chose pareille. Elle avait trop peur. Et puis il y avait ses parents… Sa mère… Son père… Que deviendraient-ils ? Léon disait-il la vérité ? Pouvait-elle lui faire confiance ?
Il posa une main sur son bras. Il avait senti qu'elle hésitait.
« Viens avec moi, la pressa-t-il.
— Je ne suis pas sûre », marmonna-t-elle.
Il recula.
«Moi, j'ai pris ma décision. Je m'en vais. Au revoir. »
Elle le vit se diriger vers la sortie. Les policiers faisaient entrer de plus en plus de monde, des vieillards sur des brancards ou en fauteuil roulant, des files infinies d'enfants sanglotants et de femmes en pleurs. Elle observa Léon se glisser dans la foule et attendre l'instant propice.
À un moment, un policier le saisit par le col et le jeta en arrière. Mais Léon était agile et rapide. Il se releva vite, reprit son lent chemin vers la porte, comme un nageur luttant patiemment contre le courant. La fillette le regardait, fascinée.
Un groupe de mères avaient pris l'entrée d'assaut et, folles de colère, réclamaient de l'eau pour leurs enfants. La police se laissa déborder un instant, ne sachant comment réagir. La fillette vit le petit garçon se glisser à travers le désordre avec agilité, rapide comme l'éclair. Puis il disparut.
Elle retourna près de ses parents. La nuit commençait à tomber et à mesure, son désespoir, et celui des milliers de gens enfermés avec elle, se mettait à grandir, comme une créature monstrueuse, hors de contrôle. Un désespoir total, absolu, qui la remplit de panique.
Elle essaya de fermer ses yeux, son nez, ses oreilles, de repousser les odeurs, la poussière, la chaleur, les cris d'angoisse, les images des adultes en pleurs, des enfants gémissants, mais elle n'y parvint pas.
La seule chose qu'elle pouvait faire, c'était regarder, impuissante et silencieuse. Au niveau des derniers gradins, tout près de la verrière, où des gens s'étaient regroupés, elle remarqua une soudaine agitation. Un hurlement à fendre le cœur, des vêtements tombant en tourbillonnant par-dessus la rambarde, et un bruit sourd contre le sol dur de l'arène. Puis le halètement d'horreur de la foule.
« Papa, qu'est-ce que c'était ? » demanda-t-elle.
Son père essaya de détourner le visage de sa fille.
« Rien, ma chérie, rien du tout. Juste quelques vêtements qui sont tombés. »
Mais elle avait bien vu. Elle savait ce qui venait de se passer. Une jeune femme de l'âge de sa mère et un petit enfant. Ils se tenaient serrés l'un contre l'autre. Ils avaient sauté. Du dernier gradin.
De là où elle était assise, elle avait vu le corps disloqué de la femme, le crâne ensanglanté de l'enfant, éclaté comme une tomate mûre.
La fillette baissa la tête et se mit à pleurer.
Quand je n'étais encore qu'une petite fille habitant au 49 Hyslop Road, à Brookline, Massachusetts, je n'imaginais pas qu'un jour, je m'installerais en France ni que j'épouserais un Français. Je pensais que je resterais aux États-Unis toute ma vie. À onze ans, je tombai amoureuse d'Evan Frost, le fils des voisins. Un môme tout droit sorti d'un dessin de Norman Rockwell, des taches de rousseur plein le visage et un appareil sur les dents, dont le chien, Inky, adorait faire du grabuge dans les jolies plates-bandes de mon père.
Mon père, Sean Jarmond, enseignait au Massachusetts Institute of Technology. Le genre « Professeur Nimbus », avec une chevelure indomptable et des lunettes de hibou. C'était un prof populaire parmi les élèves. Ma mère, Heather Carter Jarmond, était une ancienne championne de tennis de Miami, le type de femme grande, athlétique et hâlée sur laquelle le temps semble ne pas avoir de prise. Elle pratiquait le yoga et mangeait bio.
Le dimanche, mon père et Mr Frost, le voisin, avaient d'interminables parties d'engueulade par dessus la haie à cause d'Inky et des ravages qu'il faisait subir à nos tulipes. Pendant ce temps-là, dans la cuisine, ma mère préparait des petits gâteaux au miel et au blé complet en soupirant. Elle détestait par-dessus tout, les conflits. Indifférente à l'agitation, ma petite sœur Charla continuait de regarder ses séries préférées en engloutissant des kilomètres de réglisse. À l'étage, ma meilleure amie Katy Lacy et moi espionnions derrière les rideaux le magnifique Evan Frost s'amuser avec l'objet de la fureur de mon père, un labrador au pelage noir.
C'était une enfance heureuse et protégée. Pas d'éclats, pas de disputes. L'école en bas de la rue. Des fêtes de Thanksgiving paisibles. Des Noël chaleureux. De longs étés paresseux à Nahant. Des mois sans histoire faits de semaines tout autant sans histoire. La seule chose qui gâchait mon bonheur parfait, c'était mon professeur de cinquième, la platine Miss Sebold, qui me terrifiait en nous faisant la lecture du Cœur révélateur d'Edgar Allan Poe. Grâce à elle, durant des années, j'ai fait des cauchemars.
C'est pendant mon adolescence que j'ai senti les premiers appels de la France, une fascination insidieuse qui grandissait à mesure que le temps passait. Pourquoi la France ? Pourquoi Paris ? La langue française m'avait toujours attirée. Je la trouvais plus douce, plus sensuelle que l'allemand, l'espagnol ou l'italien. J'excellais même dans l'imitation du putois français des Looney Tunes, Pépé Le Pew. Mais à l'intérieur de moi, je savais que mon désir croissant pour Paris n'avait rien à voir avec les clichés qu'en avaient les Américains – la ville romantique, chic et sexy. C'était pour moi bien autre chose.
Quand j'ai découvert Paris pour la première fois, ce sont ses contrastes qui m'ont ensorcelée. Les quartiers rudes et populaires me parlaient autant que les quartiers haussmanniens. Je voulais tout savoir de ses paradoxes, de ses secrets, de ses surprises. J'ai mis vingt-cinq ans à me fondre dans cet univers, mais j'y suis parvenue. J'ai appris à me faire à la mauvaise humeur des serveurs et à la grossièreté des taxis. Appris comment conduire place de l'Étoile, en restant imperméable aux insultes des conducteurs de bus énervés et à celles – plus surprenantes au début – d'élégantes blondes méchées en Mini noire. J'ai appris à répondre aux concierges arrogantes, aux vendeuses pimbêches, aux standardistes blasées et aux médecins pompeux. J'ai appris comment les Parisiens se considèrent supérieurs au reste du monde, et tout particulièrement à tout autre citoyen français, de Nice à Nancy, avec un dédain supplémentaire pour les habitants des banlieues de la Ville Lumière. J'ai appris que le reste de la France surnommait les Parisiens « Parigots têtes de veau » et ne les portait pas dans son cœur. Personne ne pouvait aimer Paris plus qu'un vrai Parisien. Personne n'était plus fier de sa ville qu'un vrai Parisien. Personne n'égalait cette arrogance presque méprisante, si puante et si irrésistible. Pourquoi aimais-je tant Paris, me demandais-je ? Peut-être parce que je savais que je n'en ferais jamais vraiment partie. Cette ville me restait fermée, me renvoyant à ce que j'étais. L'Américaine. Ce que je resterais toujours.