Pas la peine de faire des frais quand vous voulez vous déguiser en crétin, les gars. Inutile de vous forcer à loucher, de vous distordre la mâchoire, de vous fourrer des boulettes de mie dans les trous de nez ou de vous martyriser la bouille en grimaces oiseuses. Une tablette de gum et le tour (de con) est joué, je garantis !
C’t’inventerie-là, seuls les Ricains pouvaient l’assumer. Fallait un cerveau yankee, absolument, pour concevoir un truc pareil. Ils ont le génie de l’inutilité, ces mecs. Car enfin, pour inventer quèque chose qui ne sert à rien, faut des dons particuliers, non ? Je sais, y a des esportifs qui prétendront que ça décontracte de mastiquer à vide. Décontracte mes fesses, tiens donc ! Ça ne décontracte que ceux qui sont décontractés. Moi, ça m’horripile la prostate. J’enrage de boulotter pour de rire un truc pas consommable. Alors, m’objecterez-vous, pourquoi t’es-tu filé un chlorophyllicateur dans la pipe si t’as horreur, eh, pomme à l’eau ? Eh bien, pour l’excellente raison, mes infects gueux, qu’en cas d’interpellation, d’avoir la bouche pleine et remuante me permettrait de répondre par monosyllabes et de planquer mon accent français, you see ?
Eh puis merde, je suis trop bon de vous donner ces explications, j’ai pas de compte à vous rendre, si ? Mais enfin, mais enfin ! C’est de l’inquisition, ma parole ! Où qu’on va s’y faut se justifier le comportement à chaque instant !
Je roule encore une plombe sans que le poste ait encore mentionné notre petite « affaire ». Pour le coup, ça commence à me troubler. La police aurait-elle décidé de pas moufter et d’entreprendre la chasse à l’homme sans mettre l’information dans le circuit ?
Si je vous disais : j’en arrive presque à regretter de ne pas tomber sur un barrage.
Mon regret est de brève durée. Juste comme on approche d’un pont, j’avise quelques flicards de la routière en travers de la route. Quelles motos ! Vous materiez les engins de ces messieurs, mes petits potes, vous en rêveriez la nuit ! Des bolides fantastiques, avec des phares, des clignotants, des sirènes, des plaques, du cuir un peu partout. Monstrueusement beau comme mécanique. Le coursier moderne ! Le palefroi des temps nucléaires ! Et les cavaliers, donc ! Avec leurs lunettes de soleil carrées, à monture d’or ; leurs terrifiantes casquettes plates de l’arrière mais hautes du fronton ; leurs futals de cuir noir ; leurs ceinturons guerriers où tintinnabulent des armes et des sifflets, des matraques et des étuis de cartes routières : des héros !
Ils sont quatre, piqués au mitan de la chaussée, juste à l’entrée du bridge. Ils font signe de ralentir, mais ne stoppent pas le trafic.
Je choque le tubophone et lance à mes scouts :
— Ne bronchez pas, les gars, y a un congrès de matuches sur la route !
Là-dessus, je me défenestre à demi comme un brave type curieux qui a sa conscience pour soi.
Et de mâcher le chewing-gum, mes petites fleurs ! Miam miam ! Que ça fasse en plein couleur locale ! Que j’aie l’air d’un vrai camionneur amerloque, tonnerre de foutre ! À m’en démanteler le tiroir, je gloutonne leur saloperie ! Ça crisse comme un préservatif mal lubrifié ! Criiischttt !
— Que se passe-t-il ? je lance à l’un des flics, lequel me fait un geste énergique pour m’intimer de rouler au pas.
— Un camion a défoncé le garde-fou, traversez lentement !
Mince, c’est tout ?
Les poils de ma poitrine se défrisent. Un banal accident de circulation. Et la fifille à Neptuno Farragus, alors ?
Personne ne s’en préoccupe donc ?
Je traverse tout doucettement le pont. Vous parlez d’un valdingue qu’il s’est payé, le bahut ! Y a une brèche de dix mètres dans le parapet. On aperçoit le gros véhicule, tout ravagé, en bas, dans l’eau jaune de je ne sais quelle rivière.
Une fois le pont passé, j’appuie un peu plus sur le champignon. On a encore une bonne heure de route. D’ici qu’on parvienne à destination, notre balade d’agrément peut tourner au vinaigre. Faut pas roupiller sur d’illusoires lauriers, les amis, never ! La victoire appartient à celui qui sait rester sur le qui-vive !
La radio virgule son bulletin d’informes, juste comme nous atteignons notre base. Je stoppe à l’ombre d’un couple de saules pleurnicheurs gigantesques et, avant de m’occuper des passagers du fourgon meurtri, j’écoute le speaker. Il a la voix enjouée pour raconter comme quoi le président Nixon a reçu le Tout-Hollywood à la Casa Bianca. C’est le papotage routinier sur le dollar qui branle au bout de sa branche, les Israéliens et les Égyptiens qui se paient du peigné-pur-laine, et encore des trucs susceptibles d’assurer le bœuf des journaux.
De « l’AFFAIRE Farragus » pas une broque.
Du coup ça devient franchement inquiétant. Je déteste la manière dont se présente l’enfant. Comprenant qu’on ne parlera pas de la jeune fille du fourgon, vu qu’ils en sont déjà à Cassius Clay, je coupe la sauce et je vais délourder mes compères.
Une flaque de sueur commence à sourdre du véhicule incliné. Puis une grosse loque pantelante sort en titubant. Le Gravos est à ce point d’apoplexie où le rubicond, à force d’intensité, finit par rejoindre la pâleur. Car toujours, dans la vie, les extrêmes se touchent. Les policiers se font parfois gangsters et les gangsters donneurs d’honneur ; les curés trop tourmentés par la charité chrétienne virent au communisme, et les putes finissent par présider des comptoirs de patronage. Un cycle ! Rond est le monde, et tout ce qui s’ensuit…
Sa Majesté ruisselle comme un rat noyé.
Il soulève avec effort un regard d’une tonne sur ma personne et bredouille :
— Ah, salaud, t’aurais pu planquer quelques litrons dans ton cercueil à roulettes. Dix bornes de plus et on crevait. D’ailleurs j’sais pas si César existe encore !
Je passe la tête à l’intérieur de la voiture. La Vieillasse semble avoir eu un malaise. Elle est toute verdâtre, cette bonne fripe. Avec des traits creusés à la gorge et des yeux pareils à de la bave d’escargot. Quant à la fille, elle dort toujours. Du moins veux-je croire que c’est du sommeil. J’extrais mes deux passagers clandestins de leur carcasse de fourgon pour les étaler à l’ombre des saules.
— On va les asperger de flotte, décidé-je.
Je tends ma gâpette de toile imperméabilisée au Mastar.
— Va puiser de la baille dans le lac, Alexandre-Benoît.
Il ronchonne :
— Et faut que ça soye moi que je fasse le ménage à l’arrivée. Tu crois pas que tu forces un peu trop à l’endroit de la soudure, Mec ?
— Je suis la tête et toi les pieds, riposté-je, magne-toi !
Il hausse les épaules et s’approche de l’eau inerte au grand soleil. Le lac est immense, bordé de joncs desséchés. Sans vie. De rares arbres font des taches d’ombre sur la rive désolée.
— C’est quoi, ce lac ? s’inquiète Béru.
— Le lac Okeechoobee, Monseigneur.
Le Dodu hoche ce qui lui sert de tronche.
— Jamais entendu causer, pourtant il fait grand dans son genre, non ?
— Quatre fois le Léman environ.
Mon ami a une goulée d’aigreur.
— Compare pas, je te prie, c’t’espèce d’égout dégueulasse av’c le lac de Genève dont tout autour on trouve du vin blanc frais et des filets de perche. Un lac comme çui-ci, si tu souhaiterais savoir mon avis, j’en voudrais même pas pour alimenter ma chasse d’eau. T’as maté la couleur de la tisane ? Un vrai jus de merde, mon pote ! Et c’est de c’te flotte pourrie que tu veux les ablutionner, nos petits amis ! Ils vont droit à la typhoïde, les malheureux !
Nonobstant cet avis autorisé, je fais couler l’eau sur la bouille de Pinuche et sur le minois de Pearl Farragus. Au bout d’un instant, le père la Breloque bat des cils et émet un soupir prometteur. Quant à la fille en maillot, elle continue d’en écraser. Sa respiration étant régulière, je cesse de m’inquiéter à son sujet et je vais fouiller dans le plantureux coffre à outils de ma dépanneuse. J’en extrais un fort talkie-walkie dont je développe l’antenne. Après quoi j’appuie sur le contacteur.