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— Ici Pélican rouge ! Ici Pélican rouge ! articulé-je devant la grille de l’émetteur.

Puis je relâche le bitougnot. Une voix caverneuse fait écho à la mienne.

— Ici Pélican jaune, je vous reçois cinq sur cinq.

— Vous pouvez intervenir, nous sommes parés.

— Affirmatif, je me présenterai dans une dizaine de minutes, ralliez le point O. Pas d’accrocs ?

— Pas le moindre.

On cesse d’émettre.

— Viens m’aider, la Gonfle ! enjoins-je au Mastar.

Je gagne les joncs couleur de paille. Une barcasse à fond plat gît parmi les roseaux.

— On va la pousser à l’eau, Gros. Ensuite tu amèneras la gonzesse.

— Qu’est-ce c’est le point O ? s’informe Grasdube, impressionné par la technicité de l’opération.

— En réalité, il s’agit plus exactement du point « eau ». On va à la pêche.

La barque glisse sur les roseaux craquants. Il suffit de pousser légèrement et de guider. Sa mise au bouillon est une rigolade. Un instant plus tard, Pearl est étendue dans le fond de l’embarcation et Pinaud, assis à l’avant, laisse traîner ses bras malingres dans l’eau brune pour achever de se requinquer.

— Œuf corse, c’est moi que je rame ? ricane Bérurier.

— Tu sais que tu as des dons divinatoires, Gars ? Y a des moments je me demande pourquoi tu n’ouvrirais pas un cabinet de voyante extralucide.

Il rame.

Droit sur le large.

J’espère ardemment qu’aucun poulardin n’interviendra pendant les quelques minutes qui vont suivre, car nous nous trouvons impitoyablement exposés.

Sa Majesté me considère sournoisement en tirant sur ses bouts de bois.

— Tu sais que t’as vachement organisé ce circus ? m’hommage-t-il d’un ton pénétré. T’es ce que t’es, San-A., mais quand tu mets au point un pique-nique à grand spectac’ t’oublies ni l’ouvre-boîtes ni le sel pour les œufs durs.

Il fait la moue et ajoute :

— Simplement, tu tiens pas compte de la soif à tes aminches.

Ses mécaniques puissantes, à chacun de leur mouvement, nous propulsent de dix mètres sur le lac immobile. Pas un souffle de vent. Pas un chant d’oiseau. Y a que ce bon Dieu de soleil, et puis l’âcre odeur de l’eau fétide qui pue la mort végétale.

— Ça s’est rudement bien passé, hé ? reprend l’intarissable au bout d’un instant.

— Trop bien, glaviote Pinaud.

Ses premières paroles.

— Ça cache quelque chose, assure Baderne-baderne.

— C’est aussi mon avis, souligné-je. On dirait que cet enlèvement n’a pas eu lieu.

On se tait, because un ronron de moteur qui naît dans le ciel immobile et se fait de plus en plus présent. Bientôt on voit poindre dans l’éblouissement de la lumière une tache jaune.

— V’là ton autobus. Mec ! clame Pépère. Tiens, c’est le 81 : Gare du Luxembourg, Porte de Saint-Ouen ! Vivement la grande décarade, vous commencez à me filer le traczir avec vos pronostics de mauvaise inauguration. J’ai horreur qu’on pressentimente dans les tons sombres, ça porte la pistouille.

Il lâche une rame pour nous montrer la paume de sa main où se dilate une wonder grosse commak.

— Notez bien que je touche du bois pour conjurer le mauvais essor, rigole cet optimiste chevronné.

La fin de sa phrase se perd dans le vrombissement de l’hydravion en train d’aborder son plan d’eau.

Les flotteurs soulèvent une montagne de flotte. Le lac dérangé dans son inertie se met à ronchonner et notre barque tangue bougrement. L’appareil jaune décrit un arc de cercle et revient sur nous à petite allure. Ses deux hélices déclenchent une tornade jaune sur l’Okeechoobee. Faut se cramponner.

C’est le moment que choisit miss Farragus pour se réveiller. Ça débute par une série d’éternuements. Enfin elle ouvre les yeux et contemple longuement le ciel chauffé à blanc. Puis son regard limpide se pose sur nous. Elle nous défrime tous alternativement, posément, comme quelqu’un cherchant à se rappeler dans quelles circonstances il a rencontré des compagnons de voyage. Bien entendu elle ne trouve pas, alors son expression tendue se relâche et la ravissante môme nous sourit.

Vous avez bien lu ? Elle nous sourit ! Une gonzesse qu’on vient de kidnapper à la force du flingue hypnotique et qu’on s’apprête à embarquer à bord d’un hydravion. Y a de quoi se l’extraire et s’en faire un abat-jour, non ?

Faut attendre un chouïe avant d’opérer le transbordement. Mais sur un lac, la flotte redevient vite sage. Au bout de deux minutes, v’là le zinc à peu près immobile. On l’approche à la rame. La porte de la carlingue s’ouvre et le pilote nous virgule une échelle de corde. Pas très longue, du reste car on n’a besoin que d’une demi-douzaine d’échelons pour gagner le bord. Pinuche escalade le premier. Après quoi c’est au tour de Gros Derche. On aide la fille qui ne regimbe pas, et je ferme la marche non sans avoir filé un coup de tatane dans l’embarcation afin de l’éloigner des flotteurs.

— Tout est O. K., non ? demande le pilote, un grand garçon maigre aux cheveux taillés en brosse.

Il porte une combinaison kaki. Il a le nez cassé et les portugaises en chou-fleur, stigmates éloquents d’une période boxeuse.

C’est le style mercenaire, Walton. Le type même de l’homme à vendre pour qui accepte d’y mettre le prix. Il figurait, parmi beaucoup d’autres, sur la liste fournie par le Vieux, au rayon : « hommes de main ». Il n’est pas au courant de ce qui se passe. Tout ce qu’il sait, c’est qu’on a la flicaille au panier et qu’il doit nous débarquer clandestinement aux Bahamas. Coût de l’opération : vingt mille dollars. Ça met chérot la croisière, d’autant qu’il n’y a pas cent miles de la Floride à l’archipel britannique, mais, comme le dit je ne sais plus quelle chanson intellectuelle engagée : « la santé ça n’a pas de prix ».

On s’installe dans le coucou. Il pue l’essence et le vieux cuir, l’huile rance, la ferraille. C’est pas de l’aéronef surchoix, croyez-le. Néanmoins, l’essentiel est qu’il nous emporte loin de cette pépinière à fédés.

— Vous avez attaché vos ceintures, les gars ? demande Walton.

Lui aussi bouffe du chewing-gum. Professionnellement en quelque sorte. Ça me fait penser que je peux cracher le mien à présent. Je l’extrais de ma bouche et je le colle sous mon siège, parmi la myriade d’autres boules de gum mastiquées qui s’y trouvent déjà.

Pearl Farragus est assise près de moi. Elle a agrafé sa sangle de toile avant tout le monde, d’un geste automatique. Elle ne parle pas, se contentant de me mater à la dérobée de temps à autre. Voilà une kidnappée de bonne composition, vous l’admettrez !

Les deux moteurs s’emballent. On se met à glisser sur le lac Okeechoobee. L’eau s’élève comme pour une trombe et noie nos hublots. On a l’impression qu’au lieu de décoller, l’hydravion va s’engloutir dans la flotte. Il paraît piquer du pif. Et puis non, il s’arrache mollement et décrit un large viron au-dessus de l’immensité brunâtre. J’ai tout à coup une vue panoramique du paysage. Je découvre une grande partie du lac qui mijote dans sa ceinture de roseaux blonds. Ses rives sont croûteuses. Au loin on aperçoit des gisements de phosphates en exploitation. Sur les routes blanches, des camions processionnent. Nulle part je ne découvre d’effervescence flicardière. La Floride fonctionne gentiment, en se moquant éperdument du rapt de la fille Farragus.