À peine avons-nous atteint notre altitude de croisière que Béru se déficelle pour aller parlementer avec notre pilote.
Je l’entends hurler, manière de dominer le boucan des moulins :
— Escusez-me, if je vous demande pardon, Mec ; but auriez-vous un drink fort me, please ? I have the meule plus sèche que le dargeot de Jeanne d’Arc quand elle est passée au grille-rome.
Éloquence du geste accompagnateur !
Walton sort un flacon de bourbon de sa combinaison et le présente au Gros. Béru en larmoie d’attendrissement.
— Saint-Cloud very moche, Mec ! balbutie le cher homme. Between nous deux, maintenant, it is à la life à la dead. Si one day vous auriez besoin de something, askez-le-moi sans hésiter, je le ferai de good heart.
Là-dessus, il dévisse la capsule de la boutanche plate et en trois coups de glotte écluse le contenu d’icelle.
— Paré, annonce-t-il alors à la cantonade, après s’être fait claquer la menteuse comme un cow-boy de cirque fait claquer son fouet avant de déchiqueter la cigarette placée entre les lèvres de sa partenaire. Je sens que je récupère mon teint de jeune fille.
Je lui colle un regard méprisant. Ma compagne paraît s’amuser du personnage. On hydravionne paisiblement dans un ciel sans tache. Bientôt nous survolons la mer qu’on voit danser dans le golfe du Mexique. Joli travail, somme toute. On ne va pas se plaindre que la fille à marier est trop belle, hein ?
L’appareil perd de l’altitude rapidement. Je mate par le hublot et j’avise une île toute en longueur, droit devant nous. Mais ça n’est pas vers la terre que nous nous dirigeons. Walton oblique à l’ouest en continuant de descendre. À force de fixer le miroitement de l’eau, je finis par repérer une embarcation entre deux vagues : Il s’agit d’un rafiot ventru, destiné à la pêche probablement. Il se laisse chahuter par la houle comme un gros poisson crevé.
Notre pilote décrit un large tour au-dessus du barlu. Sans doute doit-on nous guetter depuis l’embarcation car je vois un type agiter un drapeau blanc sur le pont. Walton descend au ras du flot et se pose durement sur les vagues pourtant modestes. Même par une mer d’huile, ça secoue le paletot, un amerrissage au large. On dirait que le coucou va se disloquer. On est bouté de droite à gauche, ballotté comme une biroute dans la bourrasque. Ça chahute si mochement que le père Pinaud réclame toute affaire cessante la salle de bains. Comme il n’y en a pas, le brave embryon adopte le dispositif d’urgence et s’abandonne au mal de mer sur les genoux de Béru qui se met à le traiter de vieux furoncle. Charmante arrivée, hé ?
— Débarquez, les gars ! nous ordonne Walton.
En ce qui le concerne, sa mission est achevée et il a hâte de nous voir déguerpir. Avant toute chose il me tend la main, non pour un shake hand, mais pour palper des espèces. Je lui remets une liasse verdâtre qu’il compte posément, ensuite de quoi il ouvre la porte de la carlingue.
— Passez les gilets que voici, et sautez au jus, les gars ! Le copain du bateau vous repêchera. D’ailleurs, vous le voyez, il a déjà préparé des bouées et des cordes. Allons, pressons, je n’ai pas envie de me faire repérer.
Les mercenaires payés, c’est comme les radeuses ayant épongé leur micheton : ça n’a plus de temps à perdre.
J’sais pas si vous avez déjà vu le bon Dieu dessiné par Jean Effel ? Il est chauve avec une grande barbe blanche déployée en éventail. Il a un gros pif et de grands yeux clairs à la fois candides et malicieux. Eh bien, le zig qui nous hale à bord de son contre-torpilleur à harengs ressemble pile à ce personnage du délicieux humoriste. C’est grand-papa bon Dieu en chair et en os, ridé, tanné, boucané, mais radieux. Toute sa physionomie rigole. Il est hilare en permanence. C’est un masque. Il doit vadrouiller autour de ses soixante-quinze ans, mais il a conservé une force de jeune taureau. Faut voir la manière qu’il nous arrache de la flotte. D’une seule main. Ainsi le maçon pêche-t-il sa bouteille qu’il a mise à rafraîchir dans la fontaine. Vzzoum ! Par ici la bonne soupe ! À peine s’il s’arc-boute un peu pour tirer Béru.
En pas trois minutes nous sommes à son bord. Il rassemble ses bouées, détache les cordes.
— Je vois que la petite demoiselle avait pris ses précautions ! jubile-t-il en désignant Pearl, sublime dans son maillot orangé.
Il a parlé français, avec une espèce d’accent bourguignon un peu guttural.
— Mince, exclame le Gros, vous seriez pas compatriote du même pays, par hasard, pépère ?
— Je suis de Québec ! déclare le vieillard.
— C’t’en Vendée si jeune ma buse, émet Bérurier, entre La Roche-sur-Foron et Tulle si mes souvenirs seraient exaguetes ?
Le pêcheur part d’un éclat de rire qui se répercute sur la mer jusqu’aux côtes mexicaines.
— Il est marrant, ce gros bougre, fait-il en claquant les endosses de notre camarade. Je sens qu’on va s’entendre, j’adore les gens optimistes : ils sont plus près de Dieu que les autres.
Il nous tend une main puissante, aux doigts larges et brefs.
— Je suis le père Léveillé, déclare-t-il. Oblat.
On mate avec stupeur son short délavé, son maillot dépenaillé, son mégot de cigare. On éberlue à bloc, les amis. Où sommes-nous tombés ? Y a maldonne ! Ça veut dire quoi, ce t’ecclésiastique-marin en haillons ? Qu’est-ce qu’il vient fiche dans notre affaire de kidnappinge, le saint tome ? M’est idée que le camarade Walton s’est payé notre poire. « Un homme de toute confiance, m’avait-il promis. Capable de vous planquer le temps nécessaire. »
Le père Léveillé réalise et admet notre surprise car il murmure avec un sourire bon enfant :
— Vous voyez bien que l’habit ne fait pas le moine. Faut dire que moine, je le suis davantage d’instinct que de vocation. On m’a trouvé trop turbulent chez mes supérieurs. À la fin je leur ai dit bonsoir et je suis venu m’installer à Bimini. J’ai réparé une masure et une barque abandonnée et je vis le plus près possible du Seigneur. Le salut par la solitude. Une prière gueulée en pleine mer, c’est plus tonifiant qu’une prière chuchotée dans les relents d’encens d’une chapelle. Dieu en a marre de toujours devoir tendre l’oreille. Faut lui parler comme à un homme, que diantre.
Il lève la tête vers les nues et les interpelle :
— Pas vrai. Seigneur ? beugle le vieillard. Ils Te prient de la même voix qu’ils prennent pour raconter leurs cochonneries, ces sagouins. Ce ne sont pas des interlocuteurs mais des chuchoteurs d’oraisons.
— Comment se fait-il que vous soyez l’ami de Walton ? questionné-je.
Il cesse de sourire et change son mégot de côté.
— La guerre de Corée ! me dit-il. Qu’est-ce que j’étais allé foutre mon grain de sel là-bas, me demanderez-vous ? Impossible de vous donner une réponse valable. Je suis un impulsif. Disons que j’ai voulu faire du zèle. M’épater tout simplement. On a toujours l’orgueil qui vous démange. Mal m’en a pris. J’ai failli rester sur le carreau. Sans Walton… En v’là un qui n’a pas froid aux yeux. Pour me sauver la vie, il a ramassé quatre balles dans la viande, ce grand follingue. Mais il m’a sauvé, la preuve ! Vous comprendrez qu’après ça je me sente son débiteur.
« Je ne sais pas ce qu’il manigance à présent, et je ne veux pas le savoir. De temps à autre il me parachute des gens qui paraissent en butte à des tracasseries. Je les héberge quelque temps. Je ne leur demande rien ; ni explications ni argent. Je vous dis ça pour votre gouverne : pas de confidences, pas de fric. Je ne réclame que de la bonne humeur. C’est une denrée si rare. Rire et prier constituent les deux mamelles de ma vie. D’ailleurs ce sont deux actions complémentaires.