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Elle porte sur son épaule un chat persan bleu qui joue à l’étole pendant qu’elle le caresse d’une main fine, un peu desséchée, à l’annulaire de laquelle un solitaire éclabousse. Vous parlez d’un caillou ! Quand on est gros commak, on peut se permettre d’être solitaire.

Je m’incline.

— Mes hommages, madame. Mon nom est San-Antonio.

— Vous êtes Texan ?

— Non, Français !

Elle m’accorde un sourire qui lui va bien.

— Je traversais le hall à la poursuite de mon chat de Perse, ce qui m’a permis d’entendre, dit-elle. Venez par ici…

Elle contourne la trente-quatrième colonne de droite et pousse une porte capitonnée de cuir de Corfou (il n’en restait plus de Cordoue lorsque le décorateur a voulu garnir les panneaux de celle-ci). Nous déboulons dans un charmant boudoir meublé en Louis XV signé, contresigné, avalisé, authentifié, classé, répertorié et dont le moindre barreau de chaise coûte une fortune et demie.

Mme Farragus me désigne un canapé tendu de velours vieux rose.

— Asseyez-vous.

— Merci…

Le gros greffier roupille toujours sur l’épaule de sa maîtresse. Je comprends le remariage de Neptuno. Une femme comme voilà Madame, on ne l’oublie pas. Dans son état actuel, je serais partant pour qu’elle me donne des leçons de violon.

— Ainsi vous voudriez voir mon mari pour une question de vie ou de mort, avez-vous prétendu ?

— Et je le prétends toujours, madame.

— Malheureusement il est en voyage…

— Il est certainement resté à portée d’un aéroport, déclaré-je en l’enveloppant d’une œillade cajoleuse. Où qu’il se trouve, je puis aller le voir, croyez-le.

— Faudrait-il encore savoir ce que vous lui voulez ?

Je vais répondre, mais elle ajoute vivement (si vivement que le chat ouvre un œil et secoue l’oreille) :

— Surtout ne me dites pas que c’est personnel…

— J’allais vous le dire, madame.

— Oh, non, je vous en prie… Comment pourrais-je vous obtenir un rendez-vous avec Neptuno s’il ne m’est pas possible de lui donner une idée de ce que vous lui voulez !

Ayant affirmé ça, la chère personne continue de me darder de son merveilleux regard.

San-Antonio, vous le savez, mes madames et sieurs, est capable de prendre ses responsabilités lorsque le temps le permet.

— Il s’agit de sa fille, madame.

Elle fronce les sourcils :

— Pearl ?

— Oui, madame.

— Vous la connaissez ?

— Heu… très indirectement. Mais il est indispensable que j’aie un entretien à son sujet avec votre mari.

— De quel ordre ?

Si je lui réponds « d’ordre privé » elle va m’envoyer aux bains turcs, Mrs. Farragus. C’est le genre de personne gentiment autoritaire qui ne souffre pas qu’on lui fasse des cachotteries. Le plus sage est de s’en confectionner une alliée puisqu’elle m’a somme toute tendu la perche en me recevant. Et puis elle est intelligente. L’intelligence, chez un interlocuteur, ça n’a pas de prix.

— Mon Dieu, madame, vous m’embarrassez, la chose étant d’une extrême délicatesse.

Elle attend, sans répondre, en grattant le crâne du persan.

— Je crois savoir, poursuis-je, que Mlle Farragus a présentement grand besoin d’assistance. Peut-être serais-je à même de… d’apporter une certaine aide…

Dans mes apartés personnels je me tiens le courageux langage ci-dessous :

« San-Antonio, mon chéri, me dis-je, cette fois t’as entamé le processus. Après ce que tu viens de lâcher, tu peux fort bien dormir, ce soir, à la prison d’Etat, ou dans une autre, puisque tu n’es pas sectaire. »

La dame au chat prend une mine affligée.

— En effet, convient-elle, cette pauvre petite vit un drame terrible. Dans quelle mesure pensez-vous pouvoir l’aider ? Vous êtes médecin ou guérisseur ?

— Oh ! il ne s’agit pas de sa maladie ! m’écrié-je.

— De quoi est-il question, en ce cas ? s’étonne-t-elle.

Pour le coup, je suspends le vol du temps, histoire de me confectionner un petit raisonnement point trop charançonné. « Cher et merveilleux San-A., me dis-je, tu n’es pas au bout de tes surprises. Selon toute apparence, la propre femme de Farragus ignore l’enlèvement de sa belle-fille. Y a de quoi se la peindre en vert, se la signer Picasso et se la mettre en vente à Galliera. Que conclure d’une pareille constatation ? Que la dame me mène en barlu ou bien que son bonhomme lui tait les faits les plus capitaux de son existence ?

Je sonde ce beau visage un peu fatigué. Y a de la détresse sur les traits d’une jolie femme vieillissante. Elle sait le lent naufrage de ses charmes. Elle comprend que le temps la vainc. Dix fois par jour son miroir lui confirme l’affreuse réalité. Elle essaie d’enrayer le sinistre, de le colmater. Mais c’est du bricolage. Au fur et à mesure, elle s’habitue à cette nouvelle gueule qui lui vient. Elle a beau tirer sur les plis, obstruer les rides, peindre, modeler, rectifier, le grand ravage se poursuit. Elle ne lutte que contre la figure du jour, elle se soumet à celle de la veille, ce qui revient à dire qu’elle regimbe sur une courte distance. Qu’elle accepte avec un mince décalage l’irréfutable.

— Écoutez, récité-je, comme si j’étais un élève du conservatoire en train de passer une audition, je crois savoir que Mlle Pearl Farragus aurait disparu.

Elle bondit.

— Comment !

— Sous toutes réserves, ment l’effronté faquin que je suis dans cette occurrence.

— C’est insensé. Depuis quand aurait-elle disparu ?

— Depuis hier après-midi, madame.

Du coup elle part d’un rire encore cristallin.

— Vous m’avez fait peur. Je crois que vous avez été mal informé, monsieur San-Antonio, hier au soir j’ai eu une communication téléphonique avec ma belle-fille !

Et allez donc !

Vous servez chaud, avec de la purée de marrons et de la confiture de groseilles.

J’ai la mâchoire inférieure qui pend comme un tiroir de commode après un cambriolage. Si je réagis pas prompto, dans pas vingt secondes je vais me mettre à baver, et dans moins de trente à compisser le tapis, ce qui serait dommage pour le Chiraz.

— L’avez-vous eue personnellement à l’appareil, madame ?

— Mais naturellement ! Chaque soir je prends de ses nouvelles.

Une démangeaison me taquine le rectum, que je ne puis décemment apaiser d’un énergique grattement, n’étant pas (Dieu m’en préserve) Bérurier.

— Vous… Heu… Vous êtes bien sûre que c’était la voix de Pearl ?

— Quelle question ! La voix de quelqu’un qui vous est familier n’est pas contrefaisable…

« Attends, San-A., m’exhorté-je, t’affole pas, mon lapin. Vas-y molo sur la pelouse. Bats le rappel de tes facultés. Sois rationaliste. Dis-toi bien que si des gens ont « vu » des soucoupes volantes, personne jamais n’est monté dans l’une d’elles. »

— Permettez, fais-je brusquement en tirant de mon larfeuille la photo de Pearl qui me fut remise à Paris.

Elle est un peu gondolée, pâlie aussi par mon plongeon de la veille dans l’eau de mer au déboulé de l’hydravion.

— Il n’y a pas confusion, n’est-ce pas, chère madame ? C’est bien mademoiselle Farragus qui figure sur ce cliché ?