Des chandelles grosses comme ma cuisse me raisinent le long des tempes. Je vais d’un pas accablé jusqu’au burlingue préfabriqué où l’on prend ses tickets de croisière. Des appareils distributeurs s’alignent contre le mur. Coca, 7 up et toutim ! Je file un nickel dans la première fente venue. Un gobelet de carton choit dans une niche vitrée et un jet brun, dru et mousseux comme du lait frais, fouette les parois du gobelet. Miracle, le breuvage est glacé.
Pendant que je l’écluse, une immense Buick décapotable, blanche comme un yaourt, stoppe à ma hauteur en soulevant un immense nuage de poussière jaune. Béru et Pinuche occupent le somptueux véhicule pour P.D.G. fraîchement promu. Description des intéressés, please, car elle en vaut la peine.
Le Gros est vêtu d’un bermuda blanc à fleurettes mauves et d’une chemise peinte dont le motif représente la destruction par l’aviation japonaise de la flotte américaine basée à Pearl Harbor, le 7 décembre 1941. Il porte des chaussettes aussi montantes que dépareillées et ses souliers de ville. Il est coiffé d’une casquette verte à longue, très longue, visière et a chaussé la patate qui lui tient lieu de nez de lunettes de soleil assez extravagantes, puisqu’elles sont en forme de cœur et que leur monture est à damier.
Quant au père Pinuche, parodiant (mais dans la sobriété) son ami, il arbore un short de tennisman, une limace blanche à rayures noires et des lunettes à monture de bois. Français moyen dans l’âme, il a conservé son bada de feutre gris au bord gondolé. Les fameux duettistes déboulent de leur tombereau et s’avancent sur moi comme une bonbonne de picrate et une baguette de pain qui seraient de sortie. Les cannes à Pinuche sont d’une maigreur en comparaison de laquelle le squelette de Valentin le Désossé ferait songer à Orson Welles. On dirait une fourchette à escargot, le fossile ; les deux fiches d’une prise électrique.
— Pendant qu’on se rôtit les meules sur not’ banquette brûlante, môssieur le commissaire se goberge, rouscaille l’Enflure. J’ai la menteuse plus sèche qu’une pierre à briquet, moi !
Il passe en revue les appareils aux chromes étincelants.
— Y aurait pas le rayon Muscadet-village dans ton super-maquette à la gomme ?
— Ça m’étonnerait, Gros.
Béru continue son inspection maugréante. Puis il murmure en tapotant l’un des engins :
— Je vas toujours me respirer une petite bière, histoire de me refoutre du liant dans le clapoir.
Il y va de sa piécette. Vase alors une abominable pisse d’âne que Sa Majesté cramponne d’une main indécise.
— Moi qui l’aime sans faux col, grommelle-t-il, je sus servi. Quand j’aurai gobé toutes ces bulles je verrai déjà le fond de mon godet.
Il boit goulûment et recrache comme éclate une grenade.
— Qu’est-ce c’est c’te vérolerie ! beugle l’homme au gosier en forme de chasse d’eau. Ils l’achètent à la pharmacie du coin, leur bière, ces enfoirés !
— Assez souvent, admets-je, seulement ce que tu viens de goûter n’est pas de la bière.
— Et mes fesses ? objecte agressivement le gros teigneux, c’est pas écrit dessus, comme sur le port salubre, des fois ? Beer ! Si ça voudrait pas dire bière, beer. ça signifierait quoi t’est-ce que ?
— Rectification, Votre Honneur. Il y a écrit Root-beer, ce qui veut dire « bière de racine ».
— Racine de chicorée amère, bougonne Pépère. C’est de l’abuse-confiance ! Root, moi je croyais que c’était la marque.
Furax, il file un shoot mammouthien dans le flanc du distributeur, lequel, sous l’impact, devient d’une folle prodigalité et se met à pisser comme trente-six vaches à la fois. Le root-beer jaillit telle l’eau d’une canalisation crevée. Il ruisselle et fume dans le soleil. S’étale, pareil à de la lave en infusion, creuse son lit dans la pelade du champ. Un nouveau fleuve côtier est né aux States, les gars : the Root-beer river. M’est avis que c’est le moment de les mettre avant qu’il grimpe en crue !
On investit la tire dont je prends le manche, et on décare en soulevant des poussières.
— Alors ? Le résultat de vos travaux, mes bons messieurs ? lancé-je lorsque nous avons rejoint la route.
Pinuche crache la feuille de laurier qu’il mâchouillait et soupire :
— Les postiers et certains livreurs seuls ont le droit d’entrer…
— Voilà qui est réconfortant.
— Seulement, bêle l’ovidé, j’ai l’impression que ces gens sont familiers aux gardiens. Si l’on se déguisait en fournisseurs, on nous demanderait des justificatifs… D’ailleurs ton accent te trahirait, je ne parle pas de Béru et de moi-même qui effleurons l’anglais sans le parler vraiment.
— Cause pour ton compte, la Cerise ! jette le Mastar. J’ai pas l’habitude de me vanter, c’est pas mon genre, mais pour ce qu’est de jacter le britiche j’en remontrerais à la Princesse Margaret soi-même !
Rire frileux de Baderne-Baderne exprimant toute l’incrédulité disponible en ce monde.
Je réfléchis, passant en revue dans ma tête bourrée d’intelligence les détails de la propriété de Neptuno Farragus. J’ai hâte de développer mes photos et de les agrandir, mais d’ores et déjà j’ai retapissé certains éléments qui ne me laissent rien présager de bon. Le Vieux nous a cloqué une de ces besognes hors série qui compte dans la carrière d’un matuche, espérez du peu !
On œuvre dans le style « Mission Impossible », vous voyez ce que je veux dire. De quoi finir nos jours à Tsing-Tsing en cas d’échec. On sera pas repêchables, never ! Pestiférés définitifs, radiés des tablettes de la rousse ! Les gens cracheront après avoir prononcé nos noms. On leur lavera le cerveau chaque fois qu’ils penseront à nous. Réussir ou s’engloutir dans des flots d’opprobre, tel est notre sort. D’ailleurs, le Big Boss ne nous a pas forcé la main ! Du moins pas ouvertement. Elle nous a eu par la bande, c’te vieille seringue. Au trémolo tricolore, comme toujours. Merde, avoir des idées aussi hardies que les miennes et céder à de pareils arguments, j’en ai les poils des bras qui m’en tombent.
Et les bras aussi.
Je pantèle du caberlot !
« Vous n’êtes pas obligé d’accepter une telle mission, mes amis, gargarisait Pépère. Je sais qu’elle heurte les garçons francs et loyaux que vous êtes. Elle fait saigner votre conscience. Oh, oui : je sais, je sais… Seulement les intérêts supérieurs de notre pays sont en cause. Nous avons été bernés de la manière la plus répugnante qui soit.
« Voilà pourquoi, moi, homme d’honneur, je vous dis : « Dans certains cas, tous les moyens, je répète : tous les moyens, sont bons pour laver l’outrage et gagner la deuxième manche et la belle. Vous courrez les plus grands dangers et je ne pourrai rien pour vous ! Dites-vous qu’au cas où vous accepteriez, mon désaveu vous accompagnerait (en même temps que mes vœux). Je ne puis que vous garantir les moyens financiers les plus étendus. Côté trésorerie, c’est du sans-limite et savez-vous pourquoi ? PARCE QU’IL FAUT REUSSIR, messieurs ! »
Je me souviens que c’est le Gros qui a réagi le premier.
— Fectivement, m’sieur le directeur, ce que vous nous demandez est un peu plus que dégueulasse, mais si ce serait un effet de vot’ bonté, j’aimerais savoir ce dont il nous a bricolé comme arnaque, vot’ Farragus.
Théâtral, le Dirlo est allé entrouvrir sa porte capitonnée comme pour s’assurer qu’aucune oreille téméraire n’y était collée. Puis il est revenu à notre trio et a murmuré :