Peut-être, après tout, que je la ferai cadeau au musée de l’homme avec mon squelette et mes roustons dans du formol…
— Que s’est-il passé, mon ange ? je demande enfin à Maud.
Elle me donne un baiser de velours.
— Je ne sais pas, vous m’avez fait perdre la tête.
— Oh, je ne parle pas de « ça », coupé-je. Mais des événements de la « Résidence ». Vous avez menti à Mme Farragus, en prétendant que Pearl était dans sa chambre, n’est-ce pas ?
— Quelle question sotte, répond-elle, vous savez bien qu’elle n’y était pas, puisque vous l’aviez kidnappée la veille !
J’encaisse sans broncher.
— Comment savez-vous cela ?
— J’ai tout vu depuis la grande baie du salon.
— Alors pourquoi ce mensonge à Ann Farragus ?
— J’y étais contrainte.
— Par qui ?
— Des types masqués qui avaient investi la maison ?
— Quand ?
— Oh, depuis hier.
— Ça doit être passionnant à entendre, vous voulez bien me le raconter ?
Elle ne répond pas tout de suite.
Je mets son silence à profit pour réfléchir, c’est le moment ou jamais.
— Vous n’avez pas fait de mal à Pearl ? demande-t-elle enfin.
— Non, rassurez-vous.
— Où est-elle ?
— À la Maison-Blanche, les Nixon sont très gentils avec elle.
— Vous ne voulez pas me dire ?
— Procédons par ordre, mon petit chou : racontez-moi plutôt ce qui s’est passé après l’enlèvement de Pearl, personne n’a prévenu la police ?
— Nous n’en avons pas eu le temps, déclare sa voix mélodieuse.
— Hein[15] ?
— Eh bien, figurez-vous qu’après votre départ, je me suis précipitée pour porter secours à tous ceux que vous aviez endormis. Sur l’instant je les croyais morts ou grièvement blessés, vous comprenez ?
— Ensuite ?
— J’ai constaté qu’ils respiraient. Je les ai ranimés en leur versant de l’eau froide sur le visage.
— Y a rien de tel, conviens-je. L’eau froide, quand on ne la verse pas dans du Ricard, faut en ablutionner la figure des endormis. Et alors, ma chérie ?
— C’est au moment où ces messieurs retrouvaient leurs esprits que les hommes masqués sont arrivés.
— Pas possible ?
— Parole ! Sur le coup, j’ai cru que c’était des gars de votre bande…
— Et puis ?
— Ils ont demandé où était Pearl. Je leur ai expliqué ce qui venait de se passer. Au début ils ne voulaient pas me croire. C’est en voyant dans quel état se trouvaient les autres que…
— Et puis ? coupé-je.
— Ils nous ont tous enfermés dans la cave…
— Longtemps ?
— Jusqu’au début de cet après-midi. Avant que vous n’arriviez, ils m’ont relâchée ainsi que Bert, le valet de chambre, en nous ordonnant d’avoir l’air naturel, sinon, ils juraient de nous massacrer tous…
— Donc, ils savaient que Mme Farragus allait rappliquer ?
— Il faut croire. C’est tout ce que je peux vous dire. Mais rassurez-moi à propos de Pearl, je vous en conjure. Vous ignorez peut-être qu’elle est malade ? Elle a besoin de soins constants…
— Je sais.
— Où est-elle ?
Je souris dans le noir et je murmure en caressant ses hanches vibrantes et douces.
— N’insiste pas, ma gosse. Je ne te le dirai pas. Tu peux appeler tes copains de là-haut pour les prévenir que je suis un petit récalcitrant. Fais vite, dans la tenue où tu te trouves, tu finirais par t’enrhumer !
Je ne vois pas sa bouille, pourtant je devine son expression stupéfaite. Ma déclaration, mon ton paisible lui font l’effet d’un seau d’eau glacée[16].
— Que voulez-vous dire ? bredouille-t-elle.
— Que tu es ici pour m’arracher les vers du nez, ma chérie. Tout à l’heure, tu as compris que je m’en ressentais pour toi (je te l’ai prouvé tant bien que mâle d’ailleurs, depuis) et lorsque ces bons cagoulards nous ont eu réduits à merci, tu leurs as proposé de me jouer le grand air de la Flûte Enchantée histoire de me faire cracher où est Pearl. Ç’allait être, d’après toi, un gain de temps. Seulement tu t’es gourancée, ma poulette. Le camarade San-Antonio n’est pas tombé de la dernière mousson et il connaît cette chanson mieux qu’un professeur de piano connaît la Lettre à Élise. Merci pour ce don de ta personne à la France qui m’est allé droit où tu sais. Si un jour tu passes par Paris, téléphone-moi, je t’emmènerai manger des moules.
Une qui fulmine salement, c’est cette très aimable et très relative jeune fille. Elle me traite de noms que j’ai beaucoup de mal à traduire. À preuve, je laisse des blancs.
Elle me dit que je suis un salopard, une ordure, un…, un…[17] et un porc galeux.
Et puis elle hurle. Et alors le trappon de tout là-haut se rouvre. Un mec balance une échelle de cordes et l’accorte personne se met à ascensionner (bien que ce verbe n’existe pas, c’est vous dire sa souplesse !).
— Un peu grossières, vos ruses ! je lui articule. Tu penses que lorsque tu as prétendu ne pas pouvoir me déficeler, j’ai pigé. J’avais déjà de sérieux doutes en constatant que tes liens à toi étaient faits de bonne grosse corde nouée lâche.
Elle disparaît sans répondre. Après quoi, c’est un bonhomme qui descend à moi. À la qualité du ciel et à l’intensité de la fringale qui me tarabuste l’entraille, je sens que le jour touche à sa fin. Bientôt ce sera le crépuscule… Je continue de me poser des questions quant à l’endroit où je me trouve. On dirait le fond d’une péniche.
L’arrivant a une agilité de trapéziste ; il s’offre le plaisir de déchelonner à l’équerre ! Bientôt le voici à mon côté. Il est long et porte un pantalon noir, très léger, qui s’entortille à ses chevilles. Il a une chemise également noire et un veston à rayures blanches et noires. Ajoutez à cette description un chapeau de paille noire et des lunettes teintées à la monture énorme.
Le gus s’accroupit près de moi et me contemple. Il ricane. Je dois vous dire que ma tenue est un chouillet incorrecte, vu que j’ai la zifolette blagueuse sortie de son écrin, miss Maud ayant omis de me faire le ménage après notre séance.
Une suffisance de clarté tombe sur une moitié de frime à mon compagnon, me permettant de constater que, dans sa famille, ils sont asiatiques de père en fils. Ses pommettes sont extrêmement saillantes et ses yeux foutrement bridés. Malgré la pénombre, je le soupçonne d’être d’un beau jaune-pisse-d’âne.
— Où est la petite ? me demande-t-il doucement.
Sa voix, croyez-moi ou allez vous faire remiser par les Grecs, flanque la trouille. Vous savez pourquoi ? Parce qu’elle n’a pas l’air vrai. C’est une voix toute fluette et mécanique. Le jour qu’on parviendra à fabriquer de la voix humaine, au début, j’en suis certain, elle sera pareille à celle de ce bonhomme.
— De qui voulez-vous parler ? éludé-je sottement.
Il ne se fâche pas. C’est un gars patient.
— Pearl Farragus ?
— Oh ! eh bien, figurez-vous qu’elle navigue sur un cuirassé de la Marine Nationale Française : l’Amiral Burnecreuse. On l’a déguisée en marin et je vous parie votre teint de pêche abricot contre un flacon d’ambre solaire que vous ne pourriez pas la repérer parmi les trente-quatre mille hommes d’équipage !
15
J’aime bien le mot, employé comme ici pour exprimer la stupeur, l’incrédulité et l’interrogation. Il est très économique et je le recommande chaleureusement aux romanciers débutants qui cherchent des astuces pour tirer à la ligne.