— Bouge pas, je me pointe, annonce Sa Majesté.
Elle lâche tout et choit sur le Chinois qui n’en est plus à cela près.
Je suffoque. La marée siliceuse monte à une allure terrifiante.
— Où que t’es, nom d’Dieu d’merde ? gronde le Mastar.
— Ici, sur ta gauche, magne-toi. T’as un couteau, au moins ?
— Tu sais bien que je sors jamais sans mon Opinel, car j’ignore quel casse-graine tu peux rencontrer en chemin…
Il se baisse, m’arrache à cette abominable mer granuleuse. Lui-même a déjà du sable jusqu’aux genoux. Il ouvre son coutoche avec les dents. Mes liens claquent avec un sifflement. Le sang reprend son cheminement coutumier dans mes tuyaux, mais une affreuse cohorte de fourmis me becquettent les articulations.
— Tu peux tenir droit ? s’inquiète le Mammouth.
— Tu parles, avec du sable jusqu’à la ceinture, ce serait malheureux. Allez, regrimpe cette échelle, je te la tiens tendue. Et magne-toi la prostate sinon je vais être englouti. Note bien qu’il est plus flatteur de mourir debout, comme dans les manuels d’Histoire, mais si je peux m’abstenir pour l’instant…
Il hisse déjà son lard vers le ciel (enfin étoilé). Je le suis, poussant du poing son énorme cul éléphantesque pour lui faciliter la manœuvre. Le sable fait en s’écoulant le bruit chuchoteur d’un réacteur d’avion. Il en pleut au moins une tonne à la minute. Vous parlez d’une avalanche ! Depuis un moment déjà l’ami bout de zest a disparu, englouti par la trombe. Pas le temps d’entreprendre des fouilles pour essayer de le récupérer. Ce sera beau si je m’en sors. Le sable m’enserre la poitrine. Je ne parviens plus à m’en arracher.
— Fais vite, Béru, sinon je suis un type mort ! hurlé-je.
Ça lui file des ailes, à ce vieux Dakota. Il s’évertue de telle sorte que le voici sorti de ce piège à la noix. Il empoigne l’échelle. Il tire…
Quelle force !
V’là qu’il m’arrache comme un poireau. Il m’hisse à la force du poignet. Heureusement, car mes flûtes désenchantées par l’ankylose me refuseraient tout service.
Je tiens bon le barreau lisse qui me meurtrit la paume. Je me laisse haler, ce qui n’est pas dans mes habitudes. Hooooo hi’s !
Le jour enfin.
Plus exactement, la nuit.
La fin du crépuscule, quoi, merde, pour être précis et éviter vos ratiocinages.
L’air est capiteux. Il sent la mer. On entend fourmiller des insectes. Je mate autour de moi. Je réalise enfin que nous sommes à bord d’une gigantesque drague destinée à collecter du sable. Nous nous trouvons sur la berge d’une rivière. C’est son eau qui faisait ce clapotement régulier contre le flanc de la drague.
Alentour, c’est un vaste chantier. La plus formidable sablière que j’aie jamais vue. Avec des montagnes de quartz pâle que la nouvelle lune fait scintiller, des baraquements en fibrociment, d’autres dragues, des grues, des voies ferrées, des wagons…
— Ouf ! soupire le Volumineux en se torchant le front. Tu parles d’un duvet, mon neveu ! Bon, tu peux arquer, j’espère, biscotte vaudrait mieux filocher avant qu’y rappliquent. J’sus pas chargé et sans pétoire, moi, je me sens désarmé.
Il marche avec application le long d’une poutrelle constellée de rivets. Ah, le beau funambule ! Oh, le tendre farfadet jailli des éclairs de lune pour danser la gigue du cul dans la nature assoupie.
Je le suis… Au bout de la poutrelle on trouve une échelle de fer. Celle-là, Béru l’affronte sans barguigner. Il aime le fixe, lui. L’immobile. Son pied sûr a besoin de points d’appui raisonnables.
Il dévale vers le cher sol tant apprécié. J’en fesse autant.
Nous marchons, l’un suivant l’autre, à travers des pyramides de sable. Il va les mains aux poches, le Gros, sans seulement se retourner. Le bruit synchrone de mon pas lui suffit. Il paraît songeur, ce qui est assez inhabituel chez lui.
Les épaules voûtées, il va, ce cher nounours. Tiens, c’est vrai, on dirait çui de la téloche, rentrant à tome après son « bonsoir les petits ».
Derrière des appentis blafards, notre bagnole de louage nous attend. Il y grimpe, attend que j’en fasse autant, puis il bâille à en décrocher le capot de la guinde et demande :
— Et maintenant, mon bon seigneur, quels sont vos projets ?
Sa Majesté bâille derechef et de plus belle, car elle peut conjuguer deux actions simultanées.
— Tu ne crois pas que tu devrais m’affranchir ? lui demandé-je. Comment diantre te trouves-tu ici ?
Il s’accoude au volant de la pompe, tourne vers moi une bouille hostile et déclare :
— Écoute, Mec, avec tes giries à la con, moi j’ai pas briffé depuis hier et j’ai l’estom’ comme un pneu qui serait resté dégonflé pendant la durée de l’occupation. Ceci pour te faire comprendre que je sus pas porté sur la causette.
J’opine.
— Tu vois, Béru. Votre unique dénominateur commun, à Pinuche et à toi, c’est cette foutue marotte de faire languir votre interlocuteur lorsque, d’aventure, vous avez quelque chose à dire. Vous déconnez à longueur de vie pour bavasser des trucs sans importance, mais dès que vous détenez du positif, faut des forceps pour vous accoucher. Il y a dans cette attitude un aspect peigne-cul, qui, joint à votre bêtise congénitale, vous rend positivement odieux. Tu piges ou si je dois te marquer tout ça sur un bout de papier ?
Grasdube se renfrogne comme un accordéon qu’on remballe. Il se mordille la lèvre supérieure, crachote un relief de soi-même, et dit sèchement :
— Y a des gars qui ch…[21] pas la honte. Des gars qu’ont une moralisation moins belle qu’une balayette de cagoinces. Des gars dont on risque la peau pour euss, qu’on va jusqu’à se priver de bouffer manière de les arracher plus vite de la merdouille où qu’y s’sont laissé enfoncer comme des crêpes, et que tout le remerciement c’est de vous secouer le paletot en vous traitant comme du poisson à marier.
Rageusement il lance le moteur.
— Où dois-je déposer M’sieur le baron de Mes Deux ? demande-t-il sans me regarder.
— Minute, le calmé-je. Tu m’as dit que les autres n’allaient pas tarder à revenir, qu’entendais-tu par là ?
Le furax renifle trois mètres cubes d’air à travers un buisson de poils de nez non filtrants et explique :
— Z’étaient trois. Deux gus un peu chinois sur le pourtour et une bathe gonzesse qui s’est dessapée dans leur auto et qu’ils ont attachée avec une corde avant de la dévaler dans ta drague ! Au bout d’un instant de moment, la souris a été remontée. Les trois charognards ont conciliabulé dans ce foutu langage américain dont je renonce à vouloir en comprendre les infections. Alors le macaque que tu sais est été te rejoindre tandis que cependant les autres se taillaient. Je suppose qu’y sont pas partis loin ni longtemps et qu’y vont radiner avec des rangs forts. Comme on n’a pas une broque de pétoire à sa disposance, je conclus qu’on ferait mieux de les mettre aussi séance que tenante si on n’veut pas tomber de charrette en syllabe. Ce sidi, agis à ta convenance, de nous deux c’est toi le mieux payé, ce qui signifie que les pré-rotatives t’appartiennent.
Ayant ainsi parlé, le cher homme se tasse à son volant comme un sac de pommes de terre.
— T’as peut-être raison, mon gros Minou, murmuré-je. Évacuons le navire avant qu’il ne coule.
Sa Majesté ne se le fait pas répéter. Il se désimmobilise d’un coup de panard mécontent. On contourne des montagnes de sable, et puis on prend un chemin de plaine bordé de roseaux secs. La carriole tangote. La lumière des phares caresse un horizon rabougri et sans vie.
— Dis-moi au moins une chose, ma vieille carpe, on est loin de Miami ?
— Aux environs d’une demi-heure…
21
D’habitude j’écris