— Vous connaissez bien sûr la Société Aéronautique Blum-Dattaque.
— C’te connerie, Boss ! C’est la plus importante de France.
— Il y a un an, un groupe d’ingénieurs de cette société a fait une découverte susceptible de bouleverser l’aéronautique internationale.
— De quoi s’agite-t-il, m’sieur le directeur ? a piaffé l’impatient Béru.
— Secret d’État, et à vrai dire, je n’en ai qu’une idée très évasive. Mais là n’est pas la question, du moins en ce qui nous concerne. La mise en étude de ce projet nécessitait des moyens que la France hélas est loin de posséder. Chez Blum-Dattaque, avec l’accord du gouvernement, on s’est tourné du côté de l’Amérique et, après de tortueux pourparlers, un contrat d’association a été signé avec la puissante firme Neptuno Farragus. Contrat à la suite duquel l’équipe d’ingénieurs français est partie pour la Floride où sont implantées les formidables installations de Farragus. En arrivant là-bas, notre groupe de chercheurs a fusionné avec un groupe d’ingénieurs américains et ces messieurs se sont mis au travail. Pendant quelques mois, ç’a été le black-out. Et puis la semaine passée, drame !
— Je sais ! me suis-je égosillé : l’accident d’avion de Tampa. Un zinc particulier s’est écrasé au décollage ? Huit morts, parmi lesquels cinq ingénieurs français ?
— Exact, San-Antonio. Tous nos garçons de la société Blum-Dattaque y sont passés.
— Aucun ingénieur de chez Farragus ?
— Aucun. Le pilote, le radio et un public-relations de la Compagnie Neptuno Farragus furent les seules victimes américaines de la catastrophe. L’avion se rendait à San Antonio, Texas.
— San Antonio ! a exclamé Béru, j’savais pas que t’avais cloqué ton blaze à une ville !
Le vieux a toussoté.
— Ce voyage avait été organisé par Neptuno Farragus soi-même. Il emmenait tous ses chercheurs à San Antonio pour un week-end dit de relaxation. L’ennui c’est que seuls les Français sont restés sur le carreau. L’avion de l’équipe américaine, lui, est arrivé à bon port. Naturellement, les dirigeants de la société Blum-Dattaque sont immédiatement partis pour la Floride. Ils n’en ont ramené que les cadavres. Lorsqu’il a été question des travaux, on leur a répondu que ceux-ci étaient nuls et non avenus, alors que par des courriers privés, les ingénieurs français faisaient étalage d’un vif enthousiasme et annonçaient des résultats fracassants.
— C’est ce qui s’appelle se le faire introduire dans le recteur jusqu’au trognon ! a tonné Béru. Je mords le topo d’ici, Patron. Quand le fruit a été mûr, ces vaches l’ont cueilli et ont scié la branche !
— Pour être pittoresque votre résumé n’en est pas moins valable, Bérurier. Vous comprenez bien, messieurs, que devant une telle abomination, nous ne devons pas faire la fine bouche quant aux moyens de rétorsion ?
Un silence a pesé.
Empesé.
Et puis c’est Pinuche, dit le Fossile, dit la Brindille, dit Pépère, dit la Vieillasse, dit le Détritus qui, étant le plus âgé de nous trois, a, sans seulement se donner la peine de nous consulter, engagé nos avenirs :
— Nous comprenons parfaitement, monsieur le directeur, aussi partirons-nous là-bas et nous conformerons-nous à vos instructions après avoir muselé nos consciences !
Poignées de main. Larme à l’œil. Mentons à la Saint-Cyrienne…
Parfois, chez messieurs les hommes, la vilenie est une forme de l’héroïsme !
On occupe un appartement somptueux au 24e étage du Dorade. Deux chambres, deux salles de bains, un grand salon avec TV. Les meubles sont en formica authentique, les tentures en véritable matière plastique ouvragée et le réfrigérateur est rempli de Coca-Cola millésimé.
Je sors de la salle de bains en agitant un cliché luisant comme un mammifère qui vient de naître.
— Bon ! Au charbon, mes amis ! déclaré-je.
Les Laurel et Hardy de la police parisienne visionnent un dessin animé à la téloche. Leur vice c’est d’appuyer sur les boutons logés dans l’accoudoir du grand canapé. À chaque pression, une nouvelle chaîne saute dans l’écran. Béru déguste un bordeaux tiède made in California, breuvage louche qui a un goût de vinaigre additionné de miel. Pinaud, plus réaliste, se contente de bourbon.
J’étale mon épreuve sur la table, fixe les coins de l’image à l’aide de petits objets pesants, et étudie la vue aérienne d’un œil sagace. Professionnels endurcis et endoctrinés, mes sbires éteignent la télé et font (arc de) cercle autour de moi.
— Bon, v’là donc la crèche à Neptuno ? murmure le Gros. Pas mal, si j’aurais c’te masure à Chatou ou à Neuilly-Plaisance, j’en ferais mes choux-raves pour les ouique-andes. Tiens, j’imagine Berthy dans la piscine haricot, avec un maillot deux pièces qui lui soulignerait les bas-reliefs !
— Si tu possédais cette demeure, Alexandre-Benoît, coupé-je, tu ne serais pas obligé de l’équiper façon camp de concentration, toi. Sous son aspect enchanteur, c’est une véritable forteresse moderne. Quelle chienlit que d’être milliardaire ! Le principal avantage qu’offre l’argent, c’est qu’il permet de résoudre une partie des problèmes que pose l’argent.
— Quoi, une forteresse ? s’étonne l’Enflure.
Je biche un crayon pour désigner des points de détail mal discernables sur l’épreuve.
— Regardez ces fils qui courent dans le gazon, le long des barrières, je vous parie l’appeau de mes quenouilles qu’ils sont électrifiés, la nuit. Et ces espèces de pustules sur la façade de la maison ? Des cellules photo-électriques, mes très chers. Notez la situation particulière de la guitoune de gardiens, nettement surélevée par rapport à la demeure de maître. Depuis sa terrasse on couvre toute la propriété.
« D’ailleurs, c’est net : il y a des projecteurs braqués dans toutes les directions, de manière à couvrir la totalité du territoire de notre ami Neptuno. Côté embarcadère, les moyens de protection sont encore plus renforcés, si possible. Voyez, cette masse sombre, immergée, au ras des marches. Il s’agit, je suppose, d’une herse qui doit sortir de l’eau, la nuit, ses pics acérés dardés sur l’extérieur. Mais il y a pire encore que tout cela…
Je retourne à la salle de bains où un second cliché est en train de sécher. Je le soumets à mes bonshommes. La photo est celle d’un chenil bourré de danois. L’un d’eux a la tête dressée vers mon hélicoptère dont le ronron devait l’agacer. Cette frime, mes enfants ! J’ai jamais vu une bouille plus patibulaire, sauf chez certains hommes.
Bérurier fait la grimace.
— Drôles de médors, convient-il. Ça, c’est du toutou qui n’doit bouffer que de la fesse d’homme. Les gars qu’ont essayé de les caresser doivent être manchots à l’heure actuelle.
Pinuche achève son godet de bourbon. Il se laisse tomber dans un fauteuil face au climatiseur et murmure :
— On ne peut rien tenter ouvertement. Il va falloir biaiser…
— T’entends le père la Colique ? murmure Alexandre-Benoît. Il a envie de biaiser, le chéri. C’t’idée lui a escaladé la coiffe toute seule. En v’là un qui doit élever des hannetons dans sa cervelle. Et comment t’est-ce que tu biaiseras, dis, figure de fifre ?
Faut voir ! dit Pinuche sans se formaliser.
— Eh ben voye, mon pote, voye !
Le Fossile gratouille sa moustache en pinceau usagé.
— Savez-vous comment fut assassiné Trotsky ? nous demande-t-il à brûle-pourpoint.
La question nous déconcerte. Je réponds que j’ai oublié, quant à Béru, il demande qui est Trotsky. La Relique se verse un nouveau goduche et déclare.
— Trotsky s’était réfugié dans la banlieue de Mexico. Sachant que Staline voulait le faire assassiner, il se terrait dans une maison transformée en forteresse et pleine de gardes du corps. Une nuit, un commando de tueurs est arrivé, a neutralisé ses gardiens, et a tiré plus de deux cents balles de mitraillette dans la chambre de Trotsky.