Les grognaces, c’est ça : un self-control monstre, toujours… De l’aplomb ! De l’innocence, sitôt la faute commise… À croire que leurs entourloupes sont sans conséquences, qu’elles s’anéantissent en cessant. Chez la femelle, la faute n’existe qu’au stade du flagrant délit. L’interrompre c’est s’en absoudre. Ah, comme je les envie d’avoir une morale qui se régénère continuellement. Une conscience toujours neuve.
Ce que ça doit être confortable !
On bavarde. Je me raconte. Je suis journaliste. Je me livre à une grande enquête sur la Floride, ce paradis américain. Ça les comble, ces vaillants citoyens Huesses. Je trouve des mots vibrants pour célébrer Miami Beach, ses palaces, leurs piscines, leur luxe époustouflant, leur clientèle de choix. Des gens de classe ! Hier soir, à notre hôtel, un gros zig habillé d’une chemise de soie peinte et d’énormes chevalières mangeait un poulet à la crème avec ses doigts, le visage à quatre centimètres de son assiette, ne s’interrompant que pour roter ! Un industriel de la région, m’a confié le loufiat espago qui devait exécuter des véroniques pour servir ce délicat gourmet sans dérouiller d’éclaboussures.
Mon admiration débridée gagne le cœur des Black. On peut dire que je leur aurai tout investi, à ces braves gens. Mine de rien, je glisse au chapitre des milliardaires. Mon regret, professionnellement parlant, est de ne pouvoir décrire à mes lecteurs les fastes de ce territoire secret où les plus grosses fortunes des U.S.A. se dorent au soleil. J’eusse aimé le faire.
— Mais, hélas, soupiré-je, cet Éden est mieux gardé que la réserve d’or du pays.
Black rit malin.
— Par moi ! déclare-t-il orgueilleusement, car les esclaves sont toujours fiers de leur esclavage. C’est la volupté du chien de garde !
Je feins (admirablement) la surprise.
— Comment cela, par vous ?
— Je suis surveillant à la « Résidence ». Vous n’avez donc pas remarqué mon uniforme, tout à l’heure ?
— Je vous ai pris pour un policier, Vieux, excusez.
Dites, ça doit être passionnant de frayer avec les grands de ce monde.
— On s’y habitue, assure le bonhomme modestement.
— Si vous trouvez qu’un larbin « fraye » avec ses maîtres ! ricane bassement la vipérine Julia.
Son daron en est meurtri.
— Hé, fillette ! Doucement ! Je ne me considère pas comme un larbin, proteste le brave cornard.
— En effet, continue la pécore, tu serais plutôt le molosse de garde. Un larbin, on lui parle, un chien, on le siffle !
Elle me désigne son vénéré père d’un index outrageant :
— C’t’un gros toutou, p’pa. Entre deux coups de pompe dans le cul on lui file une caresse et il tire la langue de contentement. Il bave de plaisir parce qu’un sale négrier bourré de fric l’appelle parfois par son prénom. Vous voulez que je vous dise ? J’ai honte ! Bon Dieu de bois, vivement les Soviets ! Les Chinois ! Les Cubains ! N’importe quoi ! Je voudrais voir flotter le drapeau rouge avec la faucille et le marteau sur cette chiasse de résidence !
Le pauvre fromage de Black prend le parti de rire.
— Écoutez-la ! il minaude. Ah, les jeunes d’aujourd’hui, ce qu’ils peuvent être amusants avec leurs idées avancées !
— Pas avancées, hé, chnock ! glapit la péronnelle Pas avancées : réalistes ! Il comprendra jamais que le moment du grand coup de balai est arrivé ! C’est pas un homme, c’est une livrée, et une livrée ne pense pas : elle obéit ! Le jour qu’on va vous déguiser en civils, vous aurez chaud aux fesses, toi et ta clique de faux flics ! J’ai pas raison, Tony ?
— Vous avez raison dans la mesure où le jour en question ne tardera pas trop, ma gosse. Sinon ça risque d’être foutu pour une génération.
— Quelle idée ?
— Ben, réfléchissez, Julia… Si les jeunes vieillissent avant d’avoir agi, ils auront ensuite des réactions terribles contre la nouvelle fournée de jeunes contestataires puisqu’ils connaîtront le truc. Le socialisme est surtout une question d’âge.
Mais comme cette converse nous fait dévier de mon objectif, je m’hâte de revenir au sujet qui m’intéresse.
Je fais tant et si bien que ce gros sac finit par me dire en débouchant une nouvelle bouteille de bière :
— Écoutez, Tony, vous êtes un chic garçon, français et tout, aussi je vais vous arranger une petite visite de la « Résidence », mais faudra pas que ça se sache.
Mon guignol décrit un triple saut périlleux dans ma cage à colombe.
— Vous êtes le copain rêvé, Vieux. Parole d’homme, jamais je n’irais balancer votre nom dans mon papier. Nous autres, journalistes, nous sommes encore plus discrets que les poulets quant à l’origine de nos tuyaux.
Je cligne de l’œil.
— En tout cas, vous n’obligerez pas un ingrat. Mon canard m’a voté épais comme ça de crédits pour cette enquête et si y a jamais eu de montre en or à votre poignet, j’en prévois une tellement lourdingue que vous n’aurez plus la force de mettre votre main devant la bouche quand vous bâillerez. Sans préjudice bien sûr d’une surprise pour ces mignonnes.
Pour le coup, j’obtiens un regain d’intérêt. Black passe de l’amabilité à la gentillesse éperdue.
— Voilà ce qu’on va faire, décide-t-il, demain après-midi, vous vous présentez à l’entrée du « Cygne Noir », au sud de la résidence. C’est là qu’est mon poste. Rappliquez à deux heures pile car à cet instant le chef est à table. J’agirai comme si vous étiez un invité muni d’un laissez-passer en règle et je vous escorterai. Je suppose que vous allez prendre des photos ?
— Ça se pourrait, confirmé-je.
Il fait la grimace.
— Faudra être très prudent, Tony. Car si on vous voit mitrailler les propriétés, je risque ma place.
— Ne craignez rien, j’ai un appareil spécial qui ne saurait éveiller l’attention. Il est monté sur ma voiture. Je l’actionne de l’intérieur.
— Formide ! Bon, ben ça me paraît être dans la poche.
À moi aussi !
CHAPITRE III
Il fait une chaleur de sauna lorsque je me pointe à l’entrée du « Cygne Noir » le lendemain. Les chromes de ma tire m’éblouissent, malgré mes lunettes noires. L’asphalte de la route bordée de lauriers est d’un rose praline engageant. Les chemins qui conduisent au confort, remarquez-le, sont toujours plus séduisants que les autres.
On sent qu’à suivre cette voie bien torchée on ne risque pas de débouler dans un univers de bidonvilles et de pylônes à haute tension Y aura pas de gazomètres en chemin, pas de casernes écroulées, pas de palissades matelassées d’affiches électorales. C’est un toboggan de rêve. Du velours harmonieux, conçu pour le passage des Rolls et des Cadillac.
Une barrière blanche sur les montants de laquelle scintillent les pustules rouges de cataphotes en forme d’étoile, se dresse. Je stoppe. Un gros truc convexe apparaît par la porte du poste. C’est le début de la bedaine à Mister Black. Le reste suit. Dès qu’il est exposé dans la glorieuse lumière, le vigile se met à suer comme cent cierges lourdais. Il arbore cette mine rogue, cet œil en barreaux de soupirail, cette lenteur menaçante qui sont les caractéristiques de sa profession.
— Ce que c’est ? grommelle-t-il à la cantonade, histoire de donner le change à ses potes de l’intérieur.
Il se décide à m’adresser une œillade complice.
— Je me rends chez Neptuno Farragus, dis-je.
— Vous avez une convocation ?