— Voici !
Je lui tends un magazine danois dont la couverture représente une dame riche en tétons, en train d’interpréter un solo de clarinette baveuse sur l’engin d’un freluquet auquel la nature n’a pas ménagé ses largesses.
Le Gros se retient de pouffer. Ses gobilles enflent et proéminent si tellement fort que je redoute de les voir choir à l’intérieur de ma tire.
— Oh, je vois, dit-il. Bon, je vais vous accompagner.
Il contourne ma pompe et s’installe à la place passager.
Je déhote. Il prend pas le temps de me dire bonjour, le chéri. Faut voir comment qu’il saute sur la revue porno.
— Seigneur ! exclame-t-il, c’est pas possible ! Y a de quoi rêver ! Un truc pareil à ce petit crevard ! C’est injuste, non ?
— Ah, que voulez-vous, Vieux, ce ne sont pas les chênes qui produisent les citrouilles, objecté-je.
Il est fasciné, Black. Et c’est un peu ce que j’escomptais.
— Une matraque de cette envergure, ça doit pas être facile à placer, hé ? continue-t-il, cherchant hargneusement le revers d’une aussi belle médaille. Mince, vous imaginez la stupeur de la dame à qui on déballe ce morceau ? Elle doit appeler au secours, je présume.
— Pas sûr, Vieux, laissé-je tomber, les femmes n’ont pas que le cœur de grand ni que la conscience qui soit élastique.
Tout en devisant à propos de ces choses éminemment humaines, et tandis qu’il feuillette avec avidité la revue polissonne, je me dirige vers la demeure de Farragus. J’ai vachement étudié le topo sur l’une de mes vues aériennes, et je m’y rends sans coup férir, mon sens de l’orientation étant ce que vous savez.
L’entrée de la propriété se trouve au fond d’une large impasse bordée de haies vives admirablement taillées. Je m’engage dans icelle et m’arrête devant un portail qu’on s’est appliqué à ne pas rendre rébarbatif en l’agrémentant de clous à grosse tronche et de peintures dorées, mais qu’on devine sculpté dans la masse.
Black relève sa bouille cramoisie et regarde le portail. Puis il braque son regard vigileur sur moi. Son front fait des vagues.
— Ben, que faites-vous, Tony ? il s’inquiète.
Je lui virgule un sourire rassurant.
— Il est indispensable que je flashe de près l’une de ces merveilleuses demeures, Vieux. Soyez chouette, faites-moi ouvrir cette bon Dieu de porte un instant pour que je puisse tirer quelques photos. Vous trouverez bien un prétexte.
Il hésite, mais, conquis par ma grâce innocente, il hoche la tête et quitte la voiture pour aller sonner.
Je bats le rappel de mes facultés, ladies et gentlemen. C’est le moment de se mobiliser les nerfs et la gamberge, mes frères. Ce qui va se passer engage notre futur le plus immédiat, voire notre peau. M’est arrivé d’être intrépide, téméraire et tout ; de jouer les Bayard, les Robois des Bins, les Dard-Tagnan, les Tintin également à l’occasion. Mais plonger dans un bigntz pareil, non, franchement, c’est la première fois. La dernière aussi, peut-être ?
La paire de brunes qu’il faut au monsieur, je vous jure ! Je crève le cerceau de l’inconscience. Je plonge dans la folie. J’incohère !
À peine qu’il a actionné le timbre du parlophone, voilà mon bougre de Black qui radine brusquement vers moi, la tête dans les épaules, avec la bouille du sanglier réveillé en sursaut par une trompe de chasse.
— Dites donc, Tony, m’affronte-t-il d’un ton pas frais, comment ça se fait que vous sachiez où habite Neptuno Farragus ?
Vous vous rendez compte du topo, mes gamines ? Pile au moment où, là-bas, dans le causophone, une voix plus rêche que la langue d’une vache balance des « Qu’est-ce que c’est ? » impatientés !
Comme je prends un poil de temps avant de répondre, le Black suspicieux poursuit :
— Et comment que ça se fait, encore, que vous m’ayez dit être un invité de Farragus, hein, hein ?
À toi de jouer, mon San-A. File un coup de chiftir à ta bonne étoile, qu’elle rutile à bloc. Pas de panique, le contrôle du self, comme dit Béru.
Je me fends la cerise.
— Vous rigolez, Vieux, ou quoi ? je lui riposte.
Il égosille du regard.
Alors je rengracie :
— Vous n’avez donc pas lu le Time is money magazine de cette semaine ? Y a un reportage en couleurs de seize pages sur Farragus, où tout est dit à propos de sa crèche d’ici. C’est comme ça que j’ai eu l’idée. Mais courez répondre, le portier se turlupine.
Vaincu, ou plus exactement dominé, le vigile va parlementer.
— Ça y est ! fais-je à haute voix, on pénètre dans la citadelle.
Fectivement le portail s’écarte.
Je m’avance à une allure de corbillard. Quelques tours de roue et je pénètre sur une esplanade gravilleuse. Des plates-bandes fleuries zigzaguent de part et d’autre.
J’aperçois la grande terrasse dallée, là-bas, avec des parasols, des chaises longues. La personne que j’escompte y prend un bath of sun comme disent les Japonais) en maillot deux pièces (avec alcôve).
— À nous de jouer ! m’écrié-je en tirant sur un mince câble dont l’extrémité se trouve sous mon siège.
On a réglé le rodéo pire qu’à un tournage hollywoodien. M’man me répétait toujours, quand j’étais moufloque : « Une place pour chaque chose, et chaque chose à sa place. »
Dont acte.
En pareil cas, la réussite est question d’organisation. Le couvercle de la malle s’ouvre grâce à la traction de mon filin. Pinuche bondit du coffiot, une arquebuse en poigne. Il vaporise à tout berzingue en direction de Black et du portier de Farragus. Moi je déboule à fond de plancher jusqu’à la terrasse. Je stoppe dans une volée de gravillons. Maintenant c’est au tour de Béru de sortir du coffre. Lui aussi tient une pétoire spéciale dans ses gros doigts boudinesques. Il presse la détente. Un jet impétueux balaie la terrasse. La souris qui prenait son bain de soleil et le loufiat en veste blanche qui lui servait un gin-tonic perdent aussitôt connaissance.
Je saute de mon siège pour aller ramasser la nana. Je la soulève de son transat et la coltine dans la malle dont je rabats le couvercle.
À cet instant, une balle siffle à mon oreille (comme on dit dans les livres spécialisés). Un vilain gorille fringué d’un complet blanc à rayures noires vient de déboucher au pas de course.
« Pssccht ! » Béru le fly-toxe presque à bout portant.
— De la route ! hurlé-je.
Sa Majesté s’enfourne à l’arrière du bahut. Je reprends ma place au volant et j’envoie vingt litres de super dans le carburo, d’un seul coup de semelle. La Buick se jette en avant. Je traverse une pelouse mieux ratissée qu’un tapis de billard et je ralentis à l’entrée pour cueillir Fleur-de-Pinuche, lequel faisait du stop au bord du Gros Black inanimé.
On ne parle pas. On n’a rien à se dire. Trois cœurs battent fort et à l’unisson. Vous nous cloqueriez une graine de chènevis dans le prosibe, on vous procurerait dix litres d’huile facile ! Cette fois on a plongé. On s’est mouillé jusqu’au trognon. Le pas est franchi. Nous : Béru, Pinuche, San-A., as de la police française (merci), venons de commettre un kidnapping. On vient d’enlever la fille du roi de l’aéronautique U.S. D’ici un peu moins de pas longtemps, tous les poulardins d’Amérique se lanceront à nos trousses. Une formidable chasse à courre, mes drôles !
Premier obstacle : repasser par le poste de contrôle. Si l’alerte est donnée avant que nous ne l’atteignions, on est certain de se respirer un premier barrage.
Je drive prompto, d’une main sûre. Virage à gauche, ligne droite sur deux cents mètres, route de droite, ligne droite… V’là le poste. Sa barrière est baissée, mais on ne voit personne. Je me paie de culot et file deux ou trois petits coups d’avertisseurs impatientés. Un grand zig à tronche de lézard sort de la guitoune réfrigérée. Il va remonter la barrière en pressant sur le contrepoids bien réglé (deux mouches qui se poseraient dessus en même temps suffiraient à la faire basculer). Pour sortir, y a pas de formalité. Ici, la suspicion s’exerce à sens unique.