Je remercie le lézard d’un hochement de tête et je bombe. La route suit le bras de mer sur plusieurs kilomètres. Mais bientôt j’oblique vers l’intérieur des terres. On a soigneusement exploré la contrée ces derniers jours, et je la connais mieux que le soutien-gorge de la petite voisine d’à-côté.
Bientôt on aborde la zone marécageuse que je vous ai signalée en début de ce remarquable ouvrage. Y a des étendues d’eau à demi croupie, couleur de rouille, avec des ajoncs desséchés, des arbrisseaux misérables, des carrières de je-ne-sais-quoi dont on a abandonné l’exploitation depuis lulure.
Plusieurs chemins de terre, aux ornières profondes, sinuent dans toutes les directions. Curieux comme la nature devient vite mesquine sitôt qu’on tourne le dos au « Paradis » des milliardaires. Paradis mes fesses ! Leur fameuse « Résidence », c’est juste un îlot bien léché, un jardin d’agrément conquis sur un sol aride.
La Buick cahote, bondit, arrache des mottes galeuses et tangue sur les mauvais chemins. Parfois, lorsqu’un de ses boudins se coince dans une ornière plus profonde que les autres, elle dérape et fait une embardée en direction des marais jaunasses.
Je me cramponne au volant.
Béru parle le premier. Il scrute l’horizon qui se constitue derrière nous et annonce :
— Rien pour l’instant ! On a du bol.
Je presse davantage le champignon. Je suis le mycologue de la grosse cylindrée, mes fieux ! Une frénésie me gagne. J’ai hâte d’aborder la seconde partie de l’entreprise. Je bouscule mes pistons, chahute mon parallélisme, fais fi de mes amortisseurs.
Vite ! Vite ! Vite !
On atteint enfin l’objectif : un cimetière de voitures abandonnées. Le lieu est désespérant. Un cimetière de bagnoles, déjà, c’est sinistre ; mais quand il est abandonné, alors, ça dépasse tout. Ça donne une certaine notion de l’enfer. Si ce dernier existe, je suis sûr qu’il doit ressembler à ça. Un amas de ferraille rouillée, un pêle-mêle tragique, un himalaya de choses qui rutilèrent et qui ont abdiqué. Des cadavres tordus, rouillés, écumés, rongés. Je freine et fonce à travers les monticules d’épaves. En miniature c’est une chaîne montagneuse. Des collines de fer et de caoutchouc pourri. Un charnier métallique (si je puis ainsi m’exprimer, et qui m’en empêcherait, je vous le demande ?).
Y a des vallées entre ces monts maudits, un labyrinthe… Je me repère au poil. Faut dire que j’avais pris soin de baliser le parcours en plaçant des petits branchages aux bons endroits.
Bientôt je déboule sur un terre-plein envahi par une nappe d’eau marron foncé. Y en a pas épais : une vingtaine de centimètres. La bagnole que j’ai amenée là depuis deux jours déjà nous attend. Il s’agit d’une dépanneuse composée d’une cabine et d’une plate-forme avec grue. Un petit fourgon des postes, au capot défoncé, est arrimé à la dépanneuse.
— Embarquez la souris, les gars ! enjoins-je.
Ce disant, je cueille une combinaison de mécano, vert pomme, sous ma banquette et m’en vêts en deux temps et très peu de mouvements. Je chope une casquette à longue visière dans la boîte à gants. Me v’là déguisé en garagiste ricain. Deux plaques de chewing-gum dans le clapoir et l’illuse sera totale.
Mes deux collaborateurs ont emporté la môme dans le fourgon postal. Eux-mêmes s’y engouffrent. Je relourde derrière eux.
— Surtout, frappe trois coups avant de délourder, prévient Béru, car autrement sinon, j’arrose le premier qui ouvrirait.
Me reste plus qu’à me jucher dans la cabine de la dépanneuse. Je branche la radio avant d’embrayer. On vit à une époque où il est bon de se tenir au courant de l’actualité, pas vrai ?
CHAPITRE IV
Je prends la route de Miami City dont on aperçoit les buildings blafards posés sur la ligne d’horizon. Une immense vapeur grise produite par leurs mille cheminées s’étire au-dessus de la ville comme un grand nuage vénéneux chargé de miasmes.
Le poste diffuse de la musique pop. Je vais en cahotant sur mon attelage. Ben Hur qui rapatrierait le char démantelé d’un collègue malheureux ! Je traverse une agglomération pouilleuse habitée par des noirs renfrognés. Personne ne m’accorde un regard, exceptés quelques marmots guenilleux qui me tirent la langue au passage.
Tout en pilotant la dépanneuse, je passe en revue les différentes phases de l’opération. Comme dans du beurre, les gars ! Je m’en faisais une montagne de cet enlèvement, et rarement mission ne fut plus aisée à exécuter. Il s’agit, à présent, de garder son nez propre. Naturellement notre signalement doit être diffusé à tout va. J’ai hâte d’atteindre la planque préparée à l’avance. Avec mon bolide et le chaudron accroché à sa queue, on ne peut guère enregistrer de performances. Seulement, à mon avis, notre lenteur est un gage de sécurité. Qui donc irait supposer que des kidnappeurs s’enfuiraient à une allure de tortue ?
Je chope le tube acoustique qui, discrètement, me relie au fourgon postal (vous le voyez, j’ai tout prévu).
— Alors, les artistes associés, j’interroge, ça se passe bien, oui ?
— Comme dans un four crématoire ! bougonne Béru. T’aurais pu nous fout’ l’air acclimaté dans c’te caisse. On suife des chandelles grosses comme le bras !
— Chiale pas des kilos, Gros, tu faisais de la surcharge. Quand on regagnera nos foyers t’auras la ligne play-boy. Et la demoiselle ?
— Elle joue « Ah ne m’éveille pas encore ». J’y ai octroyé la chouette reniflée, espère.
— Tant mieux. Quand elle reviendra à elle, grouillez-vous de la museler, une épave de fourgon postal qui appelle au secours, ça ne fait pas sérieux.
— Et de ton côté, pas d’accroc ? bêle la Vieillasse.
— R.A.S., j’ai idée que les gus de chez Farragus (tiens, la rime est riche) ont traversé une longue période d’indécision.
Je coupe le contact. À présent je déambule dans la banlieue, par des avenues mal pavées et torrides. Des gens de couleur sont assis sur le seuil des maisons lépreuses. Tout est calme, tout flotte dans cette louche torpeur d’un après-midi brûlant. La radio continue de mouliner sa zizique débridée. Exceptés les poulardins des carrefours, la police est absente.
Pourtant ça devrait remuer. Voilà près de quarante minutes qu’on a embarqué miss Farragus.
Généralement, aux U.S.A., lorsqu’un téméraire sucre une riche héritière, le patacaisse est instantané. Je gamberge à la chose et j’en arrive à la conclusion suivante : nous avons dû opérer notre coup de main alors que les effectifs de la maisonnée étaient réduits au minimum. Si ça se trouve, il n’y avait que ces trois bonshommes à la « Résidence » au moment du rodéo ? Et peut-être nos victimes sont-elles toujours dans le sirop ? Quand le « vase » se met de la partie, tout marche admirablement, avec une veine insolente. C’est aussi tenace que la cerise, la chance, mes amis. Elle est obstinée, inventive. Lorsque le destin coopère, vous pouvez lui laisser la bride sur le cou : il vous mènera à bon port.
Je contourne la ville cahin-caha. Dès qu’on s’éloigne de la mer, la chaleur devient infernale. Ils vont périr de déshydratation, les occupants du fourgon postal. Je mâchouille mon chewing-gum avec frénésie. Rien qui donne l’air plus intelligent à un individu que de mastiquer cette ignominie. Prenez n’importe quel brillant intellectuel, cloquez-lui une tablette de caoutchouc dans le museau et aussi sec il ressemblera à un ruminant dégénéré !