OLIVIER BOURDEAUT
En attendant Bojangles
à mes parents
pour ce mélange de patience et de bienveillance,
témoignage quotidien de leur tendresse
« Certains ne deviennent jamais fou…
Leurs vies doivent être bien ennuyeuses. »
Ceci est mon histoire vraie, avec des mensonges à l’endroit, à l’envers, parce que la vie c’est souvent comme ça.
1
Mon père m’avait dit qu’avant ma naissance, son métier c’était de chasser les mouches avec un harpon. Il m’avait montré le harpon et une mouche écrasée.
— J’ai arrêté car c’était très difficile et très mal payé, m’avait-il affirmé en rangeant son ancien matériel de travail dans un coffret laqué. Maintenant j’ouvre des garages, il faut beaucoup travailler mais c’est très bien payé.
À la rentrée des classes, lorsqu’aux premières heures on fait les présentations, j’avais parlé, non sans fierté, de ses métiers mais je m’étais fait gentiment gourmander et copieusement moqué.
— La vérité est mal payée, pour une fois qu’elle était drôle comme un mensonge, avais-je déploré.
En réalité, mon père était un homme de loi.
— C’est la loi qui nous fait manger ! s’esclaffait-il en bourrant sa pipe.
Il n’était ni juge, ni député, ni notaire, ni avocat, il n’était rien de tout ça. Son activité, c’était grâce à son ami sénateur qu’il pouvait l’exercer. Tenu informé à la source des nouvelles dispositions législatives, il s’était engouffré dans une nouvelle profession créée de toutes pièces par le sénateur. Nouvelles normes, nouveau métier. C’est ainsi qu’il devint « ouvreur de garages ». Pour assurer un parc automobile sécurisé et sain, le sénateur avait décidé d’imposer un contrôle technique à tout le monde. Ainsi, les propriétaires de tacots, de limousines, d’utilitaires et de guimbardes en tout genre devaient faire passer une visite médicale à leur véhicule pour éviter les accidents. Riche ou pauvre, tout le monde devait s’y plier. Alors forcément, comme c’était obligatoire, mon père facturait cher, très cher. Il facturait l’aller et le retour, visite et contre-visite, et d’après ses éclats de rire c’était très bien comme ça.
— Je sauve des vies, je sauve des vies ! riait-il le nez plongé dans ses relevés bancaires.
À cette époque, sauver des vies rapportait beaucoup d’argent. Après avoir ouvert énormément de garages, il les vendit à un concurrent, ce qui fut un soulagement pour Maman qui n’aimait pas trop qu’il sauve des vies, car pour cela il travaillait beaucoup, et nous ne le voyions quasiment jamais.
— Je travaille tard pour pouvoir m’arrêter tôt, lui répondait-il, ce que j’avais du mal à comprendre.
Je ne comprenais pas souvent mon père. Je le compris un peu plus au fil des ans, mais pas totalement. Et c’était bien ainsi.
Il m’avait dit qu’il était né avec, mais j’ai très vite su que l’encoche cendrée, légèrement boursouflée à droite de sa lèvre inférieure, qui lui donnait un beau sourire un peu tordu, était due à une pratique assidue de la pipe. Sa coupe de cheveux, avec sa raie au milieu et des vaguelettes de chaque côté, me faisait penser à la coiffure du cavalier prussien qui était sur le tableau dans l’entrée. À part le Prussien et lui, je n’ai jamais vu qui que ce soit coiffé comme ça. Les orbites de ses yeux légèrement creuses et ses yeux bleus légèrement globuleux lui donnaient un regard curieux. Profond et roulant. À cette époque, je l’ai toujours vu heureux, d’ailleurs il répétait souvent :
— Je suis un imbécile heureux !
Ce à quoi ma mère lui répondait :
— Nous vous croyons sur parole Georges, nous vous croyons sur parole !
Tout le temps il chantonnait, mal. Parfois il sifflotait, tout aussi mal, mais comme tout ce qui est fait de bon cœur c’était supportable. Il racontait de belles histoires et, les rares fois où il n’y avait pas d’invités, il venait plier son grand corps sec sur mon lit pour m’endormir. D’un roulement d’œil, d’une forêt, d’un chevreuil, d’un farfadet, d’un cercueil, il chassait tout mon sommeil. Le plus souvent, je finissais hilare en sautant sur mon lit ou caché pétrifié derrière les rideaux.
— Ce sont des histoires à dormir debout, disait-il avant de quitter ma chambre.
Et là encore on pouvait le croire sur parole. Le dimanche après-midi, pour chasser tous les excès de la semaine, il faisait de la musculation. Face au grand miroir encadré de dorures et surmonté d’un grand nœud majestueux, torse nu et la pipe au bec, il remuait de minuscules haltères en écoutant du jazz. Il appelait ça « le gym tonic » car parfois il s’arrêtait pour boire son gin tonic à grandes gorgées et déclarait à ma mère :
— Vous devriez essayer le sport, Marguerite, je vous assure, c’est drôle et on se sent beaucoup mieux après !
Ce à quoi ma mère lui répondait, qui essayait, la langue coincée entre les dents et un œil fermé, de piquer l’olive de son martini avec un parasol miniature :
— Vous devriez essayer le jus d’orange Georges, et je vous assure que vous trouveriez le sport beaucoup moins marrant après ! Et soyez gentil, cessez de m’appeler Marguerite, choisissez-moi un nouveau prénom, sinon je vais me mettre à meugler comme une génisse !
Je n’ai jamais bien compris pourquoi, mais mon père n’appelait jamais ma mère plus de deux jours de suite par le même prénom. Même si certains prénoms la lassaient plus vite que d’autres, ma mère aimait beaucoup cette habitude et, chaque matin dans la cuisine, je la voyais observer mon père, le suivre d’un regard rieur, le nez dans son bol, ou le menton dans les mains, en attendant le verdict.
— Oh non, vous ne pouvez pas me faire ça ! Pas Renée, pas aujourd’hui ! Ce soir nous avons des gens à dîner ! s’esclaffait-elle, puis elle tournait la tête vers la glace et saluait la nouvelle Renée en grimaçant, la nouvelle Joséphine en prenant un air digne, la nouvelle Marylou en gonflant les joues.
— En plus je n’ai vraiment rien de Renée dans ma garde-robe !
Un jour par an seulement, ma mère possédait un prénom fixe. Le 15 février elle s’appelait Georgette. Ce n’était pas son vrai prénom, mais la Sainte-Georgette avait lieu le lendemain de la Saint-Valentin. Mes parents trouvaient tellement peu romantique de s’attabler dans un restaurant entourés d’amours forcés, en service commandé. Alors chaque année, ils fêtaient la Sainte-Georgette en profitant d’un restaurant désert et d’un service à leur seule disposition. De toute manière, Papa considérait qu’une fête romantique ne pouvait porter qu’un prénom féminin.
— Veuillez nous réserver la meilleure table, au nom de Georgette et Georges s’il vous plaît. Rassurez-moi, il ne vous reste plus de vos affreux gâteaux en forme de cœur ? Non ! Dieu merci ! disait-il en réservant la table d’un grand restaurant.
Pour eux, la Sainte-Georgette n’était surtout pas la fête des amourettes.
Après l’histoire des garages, mon père n’avait plus besoin de se lever pour nous faire manger, alors il se mit à écrire des livres. Tout le temps, beaucoup. Il restait assis à son grand bureau devant son papier, il écrivait, riait en écrivant, écrivait ce qui le faisait rire, remplissait sa pipe, le cendrier, la pièce de fumée, et d’encre son papier. Les seules choses qui se vidaient, c’était les tasses de café et les bouteilles de liquides mélangés. Mais la réponse des éditeurs était toujours la même : « C’est bien écrit, drôle, mais ça n’a ni queue, ni tête. » Pour le consoler de ces refus, ma mère disait :