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— Pourquoi toutes ces dingueries ? Ne me dites pas qu’à chaque fois que cet oiseau survole les frontières, il doit remplir ce formulaire et qu’il doit se coltiner tous ces fonctionnaires ! Même la vie des oiseaux est un calvaire ! avait-elle vociféré, exaspérée, pendant qu’elle matraquait de coups de tampons le bureau du vétérinaire.

Une autre fois, lors d’un dîner, alors qu’un invité, qui n’avait rien demandé, lui expliquait gentiment que l’expression un château en Espagne était synonyme de chimère, avec du défi dans ses yeux verts, elle lui avait donné rendez-vous un an plus tard dans un château espagnol pour y boire l’apéritif.

— Dans un an pile poil, nous boirons le champagne dans notre château en Espagne ! Et je peux vous assurer que c’est vous qui le paierez !

Pour gagner son pari, nous avions dû nous envoler vers les Costas méditerranéennes tous les week-ends suivants, avant de mettre la main sur une immense maison surmontée d’une tourelle crénelée nommée paresseusement « el castel » par les habitants du village d’à côté. Cette vie-là exigeait une exclusivité pleine et entière, alors quand je lui avais enfin offert l’enfant que chaque matin elle commandait, je savais bien qu’un jour il faudrait me séparer de mes garages, tout liquider, pour me consacrer totalement à ma charge. J’étais conscient que sa folie pouvait un jour dérailler, ce n’était pas certain mais, avec un enfant, mon devoir était de m’y préparer, il ne s’agissait plus désormais de mon seul destin, un bambin y serait mêlé, le compte à rebours était peut-être lancé. Et c’est sur ce « peut-être » que tous les jours nous dansions et faisions la fête.

5

C’est quelque temps après un de ses anniversaires que Maman commença sa métamorphose. « C’était à peine visible à l’œil nu, mais il y avait un changement d’air, d’humeur autour d’elle. Nous n’avons rien vu, seulement senti. Sur elle, il y avait de petits riens, dans ses gestes, le clignement de ses cils, ses applaudissements, un tempo différent. Au début, pour ne pas mentir, nous n’avons rien vu, seulement ressenti. Nous nous étions dit que son originalité continuait à monter les escaliers, qu’elle avait atteint un nouveau palier. Et puis, elle s’est mise à s’énerver plus régulièrement, ça durait plus longtemps, mais rien d’alarmant. D’ailleurs, elle dansait toujours aussi souvent, certes avec plus d’abandon et d’emballement, mais rien de préoccupant. Elle buvait un peu plus de cocktails, parfois au réveil, mais l’heure, la dose, c’était sensiblement toujours pareil, ça ne changeait pas l’ordre des choses. Alors, nous avons continué notre vie, nos fêtes, nos voyages au paradis. » Voici ce qu’écrivait mon père pour raconter ce qui s’était passé.

C’était la sonnerie de la porte qui avait révélé la nouvelle nature de ma mère. Ou plutôt celui qui avait sonné. Avec ses joues creuses, son teint particulier que seul peut donner le travail de bureau, et un sens du devoir qui avait déteint sur sa gabardine, l’inspecteur des impôts et de la fiscalité avait expliqué à mes parents qu’ils avaient oublié de payer depuis très longtemps, tellement longtemps qu’il avait un gros dossier sous le bras, parce que sa mémoire ne suffisait pas. Alors mon père avait bourré sa pipe en souriant, puis était allé chercher un chéquier dans le meuble de l’entrée, celui au-dessus duquel le tableau du cavalier était posé. Mais la pipe de Papa tomba au moment où l’homme de l’impôt annonça le montant, plus les poussières pour les retardataires. Rien que les poussières c’était gigantesque, alors le montant c’était renversant. Physiquement renversant, car Maman commença à pousser furieusement l’homme des impôts qui tomba une première fois. Alors Papa essaya de la calmer, puis il releva vigoureusement les impôts par la manche en s’excusant platement, mais sans se dégonfler. Mais le monsieur des impôts s’emballa en bégayant :

— Il va falloir payer maintenant ! C’est bon pour la société de payer ses, ses, ses… ses im, im, im, pôts ! Vous vous vous… vous êtes bien contents de les utiliser les ronds-points ! Vous êtes des profiteurs sans, sans… sans scru, scru, pule !

Alors Maman lui répondit avec des hurlements d’une férocité inédite :

— Espèce de gougnafier, vous nous insultez en plus de ça ! Nous, monsieur, nous n’allons jamais sur les ronds-points, nous ne sommes pas des gens comme ça ! Les trottoirs peut-être, les ronds-points jamais ! Et puis, si c’est si bon de payer des impôts, faites-vous plaisir ! Vous n’avez qu’à payer les nôtres !

Tandis que Papa essayait de rallumer sa pipe en observant ma mère d’un air perplexe, elle s’empara du parapluie à côté de la porte, l’ouvrit, et s’en servit pour chasser les impôts hors de l’appartement. En reculant sur le palier, le monsieur des impôts cria :

— Vous allez le payer cher ça aussi, vous allez tout payer ! Votre vie va devenir un enfer !

Alors ma mère, se servant de son parapluie comme d’un bouclier, fit dévaler les escaliers au porte-glaive de la fiscalité qui s’accrochait à la rampe en grognant vaillamment. Il tombait, se raccrochait, dérapait, se rattrapait. Maman mit son sens du devoir à rude épreuve. Un court instant, j’ai même pu apercevoir sa longue carrière défiler dans son regard rouge et obstiné. Au moment où Papa réussit à la stopper en la prenant dans ses bras, elle avait fait descendre l’impôt de plusieurs paliers déjà. Et, après deux rappels menaçants par l’interphone, le monsieur des impôts et de la fiscalité s’en alla chercher de l’argent pour ses ronds-points ailleurs, chez d’autres gens. Après avoir beaucoup ri tous les trois, Papa demanda :

— Mais voyons Hortense, que vous est-il arrivé ? Qu’est-ce qui vous a pris ? Maintenant nous allons avoir de gros ennuis…

— Mais les ennuis nous les avons déjà, mon pauvre Georges ! Oui, parce que vous êtes pauvre, Georges, maintenant. Nous sommes tous pauvres ! C’est d’un commun, d’un banal, d’une tristesse… Il va falloir vendre l’appartement, alors vous vous demandez ce qui m’a pris ? Mais voyons, Georges, ils nous ont tout pris. Ils vont tout nous prendre ! Tout, nous n’avons plus un sou… avait-elle répondu. Puis elle regarda fébrilement autour d’elle pour s’assurer que l’appartement était encore réel.

— Mais non Hortense, nous n’avons pas tout perdu, nous allons trouver une solution. Déjà, à l’avenir, il faudra ouvrir le courrier, ça peut toujours servir ! déclara mon père les yeux en direction du tas de papier, avec dans la voix, comme un soupçon de regrets administratifs.

— Pas Hortense ! Pas aujourd’hui ! On m’a même volé mon vrai prénom, je n’ai même plus de prénom… sanglota-t-elle tout en se laissant tomber sur la montagne de courrier.

— La vente de l’appartement couvrira bien plus que notre dette, il nous reste le château en Espagne, ce n’est pas le bagne, non plus. Et puis je pourrais me remettre à travailler…

— Certainement pas, moi vivante, jamais vous ne retravaillerez ! Vous m’entendez ! Jamais ! avait-elle crié avec hystérie tandis qu’elle brassait les lettres, comme un bébé mécontent et sujet au désespoir le fait avec l’eau de la baignoire. Je ne peux pas passer mes journées à vous attendre, je ne peux pas vivre sans vous ! Votre place est avec nous deux… Pas une seconde, surtout pas une journée ! D’ailleurs je me demande bien comment font les autres pour vivre sans vous, chuchota-t-elle, la voix brisée en sanglot, passant d’une colère lourde, à une tristesse sourde en quelques syllabes seulement.