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C’est lors d’un après-midi banal et commun que notre vie partit en fumée. Une fumée anthracite et chimique. Alors que mon père et moi étions allés faire des courses sans importance, du vin, des produits d’entretien, du pain, de simples courses d’intendance, il voulut absolument se rendre chez le fleuriste préféré de Maman.

— Madeleine adore ses compositions, il n’est pas tout près, mais son bonheur vaut bien le détour !

Et le détour fut long, les embouteillages, la clientèle nombreuse et pointilleuse, notre recherche méticuleuse, la composition harmonieuse, de nouveau les embouteillages, l’emplacement dans le parking, et, dans notre rue, un nuage. De la fenêtre de notre salon, au quatrième étage, s’échappait une colonne de fumée épaisse et grise, escortée de flammes virulentes, qu’essayaient de noyer deux pompiers, perchés sur leur échelle géante. Avant de pouvoir se rapprocher du camion et du vacarme des sirènes, il fallut traverser la foule compacte de curieux, qui se montra agacée d’être ainsi dérangée, par des hurlements et des coups de coudes, dans son activité :

— On se calme ! On ne bouscule pas, gamin, de toute manière c’est trop tard, y a plus rien à voir ! me conseilla sèchement un vieux qui me bloquait avec son bras, alors que j’essayais de le pousser pour avancer.

Il accepta finalement de me laisser passer, en hurlant, pour que je lâche son pouce d’entre mes dents.

— Oh des fleurs ! Vous êtes charmants ! s’exclama Maman allongée sur une civière et recouverte d’une couverture de papier doré.

Son visage peinturluré de noir, de gris, de poussières blanches n’avait pas l’air inquiet.

— Tout est réglé mes amours, j’ai brûlé tous nos souvenirs, c’est toujours ça qu’ils ne pourront pas saisir ! Oulalala ça chauffait là-dedans, mais bon, c’est fini maintenant ! déclara-t-elle alors qu’elle effectuait une chorégraphie confuse avec ses mains, contente d’elle.

Sur ses épaules découvertes se trouvaient collées des boules de plastique brûlé.

— C’est fini maintenant, c’est fini maintenant, lui répétait mon père qui ne savait vraiment pas quoi faire d’autre que de lui nettoyer le front et l’interroger du regard, sans lui poser de question, sans lui donner de prénom.

Moi non plus, je ne savais pas quoi dire, alors je ne lui disais rien, en me contentant de picorer doucement ses mains charbonneuses d’une affection silencieuse.

Le chef des pompiers nous avait expliqué qu’elle avait réuni dans le salon la montagne de courrier, toutes les photos de la maison ; qu’elle avait mis le feu à tout ça, et qu’avec le plastique du sol au plafond, notre salon s’était transformé immédiatement en énorme chaudron ; qu’ils l’avaient retrouvée calme, dans un coin de l’entrée, tenant dans ses bras un tourne-disque et un grand oiseau complètement affolé ; qu’elle avait été brûlée par des torches de papier cramé, mais que ce n’était pas grave ; que seul le salon était touché, que le reste de l’appartement était épargné. Bref, le pompier en chef nous expliqua que tout allait presque bien. Même si ça restait à prouver.

Les preuves que tout allait presque bien, personne n’a pu nous les apporter. Ni d’ailleurs les policiers qui interrogèrent longuement Maman en s’arrachant les cheveux devant son aplomb désarmant et ses propos surprenants :

— Je n’ai fait que détruire ce que je voulais garder pour moi ! Sans ces bêtes bâches en plastique, rien de tout cela ne serait arrivé !

— Non, je n’ai rien contre les voisins, si j’avais voulu les brûler, c’est leur appartement que j’aurais enflammé, pas le mien !

— Oui, je me sens parfaitement bien, merci, ce cirque est-il bientôt fini ? Quel remue-ménage pour quelques papiers brûlés !

En la regardant sourire et répondre calmement, Papa saisit ma main pour que je ne le laisse pas tomber. Son regard était éteint. En voulant tout éteindre, tout arroser, le passage des pompiers avait aussi étouffé le feu de ses yeux. Il ressemblait de plus en plus au cavalier prussien du tableau de l’entrée, son visage était jeune mais légèrement craquelé, son costume était chic mais passé, on pouvait le regarder mais rien lui demander, il semblait venir d’une autre époque, son époque à lui était terminée, elle venait de s’achever.

La clinique non plus ne nous apporta aucune preuve que tout allait presque bien. Il n’y avait que Maman pour considérer que tout allait à merveille.

— Pourquoi nous rendre dans ce bâtiment déprimant cet après-midi alors que nous pourrions danser ! Le salon est condamné mais nous pourrions faire de la place dans la salle à manger ! Mettons Bojangles ! Le disque n’est pas abîmé ! Il fait si beau, vous n’avez pas une autre promenade à me proposer ?

— Vous n’êtes vraiment pas drôles ! avait-elle bougonné avant d’accepter de nous accompagner.

À notre arrivée, devant le visage soucieux du médecin, elle lui avait lancé :

— Eh bien, mon pauvre vieux, je ne sais pas qui de nous deux se porte le mieux, mais si vous avez un après-midi à perdre je vous conseillerais bien d’aller voir quelqu’un ! Vous me direz, fréquenter des malades mentaux toute la journée, vous finissez par imprimer ! Même votre tablier n’a pas l’air bien !

Cette remarque fit sourire mon père mais absolument pas le médecin qui demanda, en regardant ma mère la tête en biais, de rester seul avec elle. L’entretien dura trois heures, durant lesquelles la pipe de mon père ne cessa de fumer et nous de marcher devant le grand bâtiment déprimant. Il me disait :

— Tu vas voir, ce cauchemar va s’arrêter, tout va s’arranger, elle va retrouver ses esprits, et nous allons retrouver notre vie ! Elle a toujours autant d’humour, quelqu’un d’aussi drôle ne peut être complètement foutu !

À force de l’entendre répéter ça, j’avais fini par le croire et lui aussi, alors quand le médecin demanda à lui parler en privé, il me quitta en m’adressant un clin d’œil. Un clin d’œil qui signifiait que le cauchemar était bientôt terminé.

A priori le médecin n’était pas de cet avis, et lorsque mon père sortit de son bureau, en regardant son visage, je sus aussitôt que le clin d’œil avait été un mensonge involontaire.

— Ils vont garder ta mère en observation pendant quelque temps, c’est plus simple ainsi. Comme ça, lorsqu’elle sortira, elle sera complètement guérie. Encore quelques jours et tout sera fini, ça nous laisse le temps de réparer les dégâts du salon pour son retour. Tu choisiras la couleur de la peinture, tu vas voir, on va bien s’amuser ! affirma-t-il, même si ses yeux tristes et doux disaient tout le contraire.

Pour être gentil avec moi, mon père était aussi capable de faire des mensonges à l’envers.

6

Les médecins nous avaient expliqué qu’il fallait la protéger d’elle-même pour protéger les autres. Papa m’avait dit qu’il n’y avait que des médecins de la tête pour sortir des phrases pareilles. Maman était installée au deuxième étage de la clinique, celui des déménagés du ciboulot. Pour la plupart le déménagement était en cours, leur esprit partait petit à petit, alors ils attendaient calmement la fin du nettoyage, en mangeant des médicaments. Dans le couloir, il y avait beaucoup de gens qui semblaient pleins et normaux à l’extérieur, mais qui en fait étaient presque vides à l’intérieur. Le deuxième étage était une salle d’attente géante pour accéder au troisième étage, celui des décapités mentaux. À cet étage-là, les patients étaient beaucoup plus marrants. Pour eux le déménagement était terminé, les médicaments avaient tout enlevé, il ne restait que de la folie et du vent. Quand Papa voulait rester seul avec Maman, pour danser le slow des sentiments, ou faire des choses qui ne regardaient pas les enfants, j’aimais beaucoup aller me promener à l’étage du dessus.