Quand elle ne se constituait pas prisonnière volontaire, Maman se montrait de plus en plus attentionnée avec nous. Chaque matin, elle remontait de sa baignade avec un petit bouquet qu’elle déposait sur nos tables de nuit, parfois elle l’accompagnait d’un petit mot, une citation tirée de ses lectures ou bien un de ses poèmes de belle facture. Elle passait ses journées dans les bras de Papa quand elle ne me prenait pas dans les siens. À chaque fois que je passais à côté d’elle, elle m’attrapait par la main, me collait contre ses seins, pour me faire écouter son cœur et me chuchoter des compliments, me parler de quand j’étais bébé, de la fête qu’ils avaient fait dans la chambre de la clinique pour célébrer mon arrivée, des plaintes des autres patients à cause de la musique et du bruit toute la nuit, des soirées entières qu’elle avait passé à danser doucement pour me bercer, de mes premiers pas pour essayer d’attraper les houppettes de Mademoiselle, de mon premier mensonge accusant Mademoiselle d’avoir fait pipi dans mon lit, ou de sa joie d’être avec moi tout simplement. Elle ne m’avait jamais dit des choses comme ça auparavant et moi j’aimais beaucoup qu’elle me raconte des histoires dont je ne me souvenais pas, même si dans ses yeux, parfois, il y avait plus de mélancolie que de joie.
À la San-Jose, les habitants du village organisaient une grande fête qui durait toute une journée. Le matin, ils commençaient par habiller une immense Sainte Vierge en bois avec des bouquets de fleurs, c’était vraiment fantastique. Les familles venaient les bras chargés de bouquets de roses, rouges et blanches. Ils les déposaient au pied de la statue et, petit à petit, les organisateurs lui construisaient une robe rouge avec des motifs blancs et une cape blanche avec des motifs rouges, il fallait vraiment le voir pour le croire. Le matin, il n’y avait que la tête sur un squelette en bois et le soir, la Sainte Vierge était habillée et parfumée pour faire la fête, comme tout le monde. Toute la journée, il y avait des pétards qui explosaient dans tous les sens, ça grondait dans la vallée, au début ça me faisait sursauter, ça ressemblait à la guerre comme au cinéma, mais personne n’avait l’air de s’inquiéter. Papa m’avait dit que les Espagnols étaient des guerriers de la fête et moi j’aimais ce genre de combat avec des fleurs, des pétards et de la sangria. Au fil de la journée, les rues du village se remplissaient de familles habillées en costumes traditionnels, les gens venaient de toute la vallée et même de plus loin encore. Du grand-père à la petite-fille, ils étaient tous déguisés comme au début du siècle dernier, même les bébés avaient droit à leur tunique de dentelles colorées, c’était magnifique. Afin de faire la guerre de la fête, Maman nous avait acheté des costumes pour nous fondre dans le paysage et la coutume. Contrairement au costume de marin américain, j’avais été content d’enfiler mon gilet brillant, mon pantalon bouffant et mes mocassins blancs, parce qu’on n’est jamais ridicule quand on est habillé comme tout le monde. Maman avait dompté ses cheveux fous dans un foulard de dentelle noire et enfilé une belle robe gonflée comme celle des reines dans les manuels d’histoire. Elle avait tellement chaud dans son costume qu’elle remuait sans arrêt son éventail de tissu noir avec des papillons dessus, elle l’agitait si vite qu’on avait l’impression qu’ils pouvaient s’envoler à tout moment. L’après-midi, les rues étaient remplies d’Espagnols costumés qui défilaient religieusement parce que, pour eux, la fête c’était aussi quelque chose de sérieux. Ils étaient fiers et joyeux et j’avais pensé qu’avec des fiestas comme ça, ils avaient toutes les raisons de l’être.
À la nuit tombée, les rues s’étaient illuminées de feux de camp, de torches pour éclairer les danses et leur boucan. Sur la place de l’église, au pied de la Sainte Vierge, les habitants avaient cuisiné une paella tellement gigantesque qu’il fallait de longs râteaux en bois pour rapporter le riz qui cuisait au milieu. Tout le monde se servait dans un fameux foutoir et allait s’asseoir n’importe comment sur les tables et les bancs, tout le monde se mélangeait parce que la paella c’était comme la fiesta, un mélange savant de tout et n’importe quoi. Pour fêter la fin du repas, ils avaient organisé un feu d’artifice qui fusait de partout, des toits des maisons, des montagnes à l’horizon, des barques sur le lac, ça pétaradait de toutes parts, les murs du village prenaient les couleurs des bouquets d’éclairs, à la fin le ciel était tellement clair et gorgé de lumières qu’on se serait cru en plein jour. L’espace d’un court instant, la nuit s’était dissipée totalement, pour participer, à sa manière, à cette jolie guerre, et c’est à ce moment-là que j’ai vu des larmes couler sous la mantille de Maman, des larmes continues qui descendaient tout droit, dévalant sur ses joues pâles et pleines, passant sur le bord de ses lèvres pour aller se jeter par terre en prenant leur dernier élan sur son menton tremblant et fier.
Après le feu d’artifice, une grande et belle dame habillée de rouge et de noir était montée sur le perron de l’église pour chanter des chansons d’amour au cœur de son orchestre. Pour chanter plus fort, elle accompagnait ses paroles dans l’air en tendant les bras vers le ciel, ses chansons étaient tellement belles qu’on se demandait si elle n’allait pas se mettre à pleurer pour mieux les interpréter. Puis elle se mit à chanter des chansons joyeuses que tout le monde applaudissait en rythme en dansant, l’ambiance était électriquement magique. Comme des marionnettes, les silhouettes virevoltaient à en perdre la tête ; comme des toupies, les robes tournoyaient dans un brouillard de couleurs mêlées ; comme des figurines, les danseurs bougeaient en sautillant sur leurs ballerines. Avec leur costume de lumière en dentelle, leur teint mat et leurs grands yeux noirs, les petites filles ressemblaient à des poupées de musée, elles étaient terriblement belles, surtout l’une d’entre elles. Je n’avais pas cessé de la regarder, je n’arrivais pas à regarder autre chose que son chignon, son grand front, ses yeux ailleurs et ses joues roses. Elle était là, juste en face de moi, assise sur un banc, elle agitait doucement son éventail en souriant insolemment, et pourtant j’avais l’impression qu’elle était à l’autre bout du monde. À force de la regarder, nos regards avaient fini par se croiser, et j’étais resté pétrifié, figé comme un santon, avec dans le corps un long et doux frisson.
Peu avant minuit, la foule s’était écartée devant le perron pour dégager une piste de danse en rond. Les couples défilaient, un par un, pour danser devant la chanteuse et son orchestre. Il y avait des couples de vieux qui dansaient avec leurs os fragiles et toute leur expérience, pour eux la danse était presque comme une science, leurs gestes étaient sûrs et millimétrés, ils donnaient l’impression qu’ils ne savaient faire que ça, danser et encore danser, et tout le monde applaudissait pour les féliciter. Les jeunes couples passaient montrer leur fougue cadencée, ils allaient tellement vite que, par moments, on pouvait croire que leurs vêtements aux couleurs vives allaient s’enflammer. En dansant, chaque couple se dévorait des yeux, avec un drôle de mélange entre domination et admiration et, par-dessus tout, une brûlante passion. Et puis il y avait aussi les couples entre générations et là c’était vraiment trop mignon. Les petits garçons dansaient avec leur grand-mère, les petites filles avec leur père, c’était maladroit, brouillon et tendre mais c’était toujours fait sérieusement, avec application et attention, et rien que pour ça, c’était beau à voir, alors tout le monde applaudissait pour les encourager. Et puis tout d’un coup, j’avais vu Maman sortir de nulle part pour rejoindre le cœur de la piste en sautillant, une main sur la hanche et l’autre offerte en direction de mon père. Même si elle avait l’air sûre d’elle, j’avais vraiment eu très peur et j’ai pensé qu’ils n’avaient pas le droit à l’erreur. Papa était entré dans l’arène le menton dressé et la foule s’était calmée, par curiosité, pour observer danser les seuls étrangers de la soirée. Après un silence d’une éternité, l’orchestre avait démarré et mes parents avaient commencé à danser doucement en se tournant autour, la tête légèrement baissée et les yeux dans les yeux, comme s’ils étaient en train de se chercher, de s’apprivoiser. Pour moi, c’était beau et angoissant à la fois. Puis la grande dame en rouge et noir se mit à chanter, les guitares s’énervèrent, les cymbales se mirent à frétiller, les castagnettes à claquer, ma tête à tourner et mes parents à voler. Ils volaient mes parents, ils volaient l’un autour de l’autre, ils volaient les pieds sur terre et la tête en l’air, ils volaient vraiment, ils atterrissaient tout doucement puis redécollaient comme des tourbillons impatients et recommençaient à voler avec passion dans une folie de mouvements incandescents. Jamais je ne les avais vus danser comme ça, ça ressemblait à une première danse, à une dernière aussi. C’était une prière de mouvements, c’était le début et la fin en même temps. Ils dansaient à en perdre le souffle, tandis que moi je retenais le mien pour ne rien rater, ne rien oublier et me souvenir de tous ces gestes fous. Ils avaient mis toute leur vie dans cette danse, et ça, la foule l’avait très bien compris, alors les gens applaudissaient comme jamais, parce que pour des étrangers ils dansaient aussi bien qu’eux. C’est sous un tonnerre d’applaudissements qu’ils saluèrent la foule, les applaudissements résonnaient dans toute la vallée rien que pour mes parents, et moi j’avais recommencé à respirer, j’étais heureux pour eux, et épuisé comme eux.