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Pendant que mes parents buvaient de la sangria avec les habitants du village, je m’étais mis à l’écart pour savourer ce moment et les observer profiter de leur nouvelle gloire. Assis sur un banc en sirotant un verre de lait, j’avais fouillé la foule du regard pour voir si ma poupée espagnole se trouvait quelque part. Comme les petites filles étaient toutes habillées de la même manière, je croyais la voir partout, mais je ne la trouvais nulle part. Finalement, au bout d’un long moment, c’est elle qui vint me voir. Elle débarqua par surprise en sortant de la foule le visage caché derrière son éventail en avançant doucement, comme dans un roman, portée par sa robe gonflée et flottante. Elle me parla sans me regarder directement, dans un espagnol que je ne comprenais pas vraiment. Elle parlait, sortait les mots de sa gorge en les roulant, en faisant claquer sa langue sur son palais, et moi je la regardais bêtement, la bouche et les yeux grands ouverts, comme un poisson qui gobe de l’air. Elle s’était assise à côté de moi et avait continué à parler beaucoup, elle parlait pour deux, parce qu’elle voyait très bien que je n’étais capable de rien. Elle ne posait pas de question, ça se sentait dans son intonation, elle faisait la conversation en regardant parfois ma tête de poisson et c’était très bien comme ça. Elle partageait avec moi ses impressions et l’air de son éventail, elle se taisait un peu, souriait et recommençait, elle ne semblait pas vouloir s’arrêter et c’était parfait parce que personne ne le lui demandait. Au milieu d’une phrase, elle s’était penchée pour déposer un baiser sur mes lèvres, comme si on était marié. Et moi, j’étais resté immobile comme un imbécile, j’étais resté là, sans bouger d’un cil, c’était vraiment n’importe quoi d’être aussi nul que ça. Puis elle avait ri et était partie en se retournant deux fois pour voir ma tête de poisson fraîchement pêché.

Lorsque je m’étais couché en rentrant, après avoir éteint la lumière, j’avais entendu la porte s’ouvrir doucement, et j’avais vu la silhouette de Maman s’approcher silencieusement. Elle s’était allongée à mes côtés, délicatement, et avait posé ses bras autour de moi. Elle pensait que je dormais, alors elle parlait doucement pour ne pas me réveiller. Les yeux fermés, je l’avais écoutée chuchoter. Je sentais son souffle tiède dans mes cheveux et la peau douce de son pouce qui caressait ma joue. Je l’avais écoutée me raconter une histoire très ordinaire. L’histoire d’un enfant charmant et intelligent qui faisait la fierté de ses parents. L’histoire d’une famille qui, comme toutes les familles, avait ses problèmes, ses joies, ses peines mais qui s’aimait beaucoup quand même. D’un père formidable et généreux, avec des yeux bleus, roulants et curieux, qui avait tout fait dans la joie et la bonne humeur pour que leur vie se passe au mieux. Mais malheureusement, au beau milieu de ce doux roman, une folle maladie s’était présentée pour tourmenter et détruire cette vie. Des sanglots dans la voix, Maman m’avait murmuré qu’elle avait trouvé une solution pour régler cette malédiction. Elle avait soufflé que c’était mieux ainsi, alors je l’avais crue, les yeux fermés, j’avais été soulagé d’entendre que nous allions retrouver notre vie d’avant la folie. J’avais senti ses doigts dessiner un signe de croix sur mon front, et ses lèvres humides déposer un baiser sur mon menton. Aussitôt Maman partie, je m’étais endormi confiant et serein en pensant à notre vie de demain.

10

Le lendemain matin, sur la table de la terrasse, au milieu des bols, de la corbeille à pain et des pots de confitures, trônait un magnifique bouquet de mimosa, d’épis de lavande, de romarin, de coquelicots, de marguerites multicolores et bien plus encore. En m’approchant de la rambarde pour voir le lac, je vis Maman faire la planche comme chaque jour dans sa tunique blanche. Maman flottait dans son écrin blanc, les yeux vers le ciel et les oreilles à l’écoute des bruits des profondeurs, car pour commencer une journée elle pensait qu’il n’y avait rien de meilleur. En me retournant, je vis Papa qui regardait le bouquet d’un air heureux et satisfait. Mais en s’asseyant, il remarqua, à l’ombre des fleurs, une boîte de somnifères dont toutes les capsules étaient ouvertes et vides. Il me regarda dans les yeux avec un air curieux, se leva et se mit à dévaler le chemin du lac à la vitesse de la lumière, et moi j’étais resté planté là, paralysé dans mon pyjama, sans vouloir comprendre le drame qui s’était passé en bas. Je regardais Papa courir, je regardais Maman flotter, je regardais Papa s’approcher du corps de Maman qui était en train de dériver. Je l’avais regardé plonger tout habillé pour rejoindre Maman à la nage, et j’avais vu Maman s’éloigner doucement du rivage, les bras en croix dans sa tenue de nuit en tissu blanc.

Après avoir sorti Maman du lac, Papa l’avait déposée sur les galets. Il avait essayé de la ranimer, il la touchait partout, il appuyait sur sa poitrine comme un fou, il essayait de la faire revivre, l’embrassait pour lui donner son air, lui montrer son amour et ses sentiments. Je ne me souviens plus être descendu et pourtant je m’étais retrouvé à ses côtés, tenant la main glacée de Maman, tandis qu’il continuait de l’embrasser et de lui parler. Il lui parlait comme si elle entendait, il lui parlait comme si elle vivait, il lui disait que ce n’était pas grave, qu’il la comprenait, que tout allait s’arranger, qu’il ne fallait pas s’inquiéter, que c’était un mauvais moment à passer, qu’ils allaient bientôt se retrouver. Et Maman le regardait, le laissait parler, elle savait très bien que tout était terminé, qu’il se racontait des mensonges. Alors les yeux de Maman restaient ouverts pour ne pas lui faire de peine, parce que certains mensonges valent toujours mieux que la vérité. Moi, j’avais très bien compris que c’était fini, j’avais compris le sens des paroles qu’elle avait prononcées dans mon lit. Et je pleurais, je pleurais comme jamais, parce que je m’en voulais de ne pas avoir ouvert les yeux dans le noir, je pleurais parce que je regrettais de ne pas avoir compris plus tôt que sa solution c’était de disparaître, de nous dire au revoir, de s’en aller pour ne plus nous embêter avec ses crises du grenier, pour ne plus nous faire subir ses obsessions, ses cris et ses hurlements à n’en plus finir. Je pleurais d’avoir compris trop tard, tout simplement. Si seulement j’avais ouvert les yeux, si je lui avais répondu, si je l’avais retenue pour qu’elle dorme avec moi, si je lui avais dit que, folie ou pas, elle était très bien comme ça, elle n’aurait certainement pas fait ça, elle n’aurait certainement pas été se baigner pour la dernière fois. Mais je n’avais rien fait, rien dit, alors elle était là, le corps froid et les yeux ailleurs à écouter notre douleur, sans voir nos yeux pleins de larmes et d’effroi.