— Si tu n’es pas sage, j’allume la télévision !
C’était l’horreur de regarder le téléviseur pendant des heures. Mais il le faisait rarement, il n’était vraiment pas méchant. Sur le vaisselier, qu’elle trouvait moche, ma mère avait fait pousser du lierre, qu’elle trouvait beau. Alors le meuble était devenu une plante géante, le meuble perdait des feuilles et il fallait l’arroser. C’était un drôle de meuble, une drôle de plante. Dans la salle à manger, il y avait tout pour manger, une grande table et beaucoup de chaises pour les invités, et bien sûr pour nous, ce qui était la moindre des choses. Pour aller dans les chambres, il y avait un long couloir dans lequel on battait des records de course, c’était le chronomètre qui le disait. Mon père gagnait toujours et Mademoiselle Superfétatoire perdait tout le temps ; la compétition ce n’était pas son truc, de toute façon elle avait peur des applaudissements. Dans ma chambre, il y avait trois lits, un petit, un moyen, un grand, j’avais choisi de garder mes lits d’avant dans lesquels j’avais passé de bons moments, comme ça j’avais l’embarras du choix, même si Papa trouvait que mon choix ressemblait à un débarras. Sur le mur, était accroché un poster de Claude François en costume de pacotille, que Papa avait transformé en cible à fléchettes avec un compas, parce qu’il trouvait qu’il chantait comme une casserole, mais dieu merci, disait-il, EDF avait mis fin à tout ça, sans que je comprenne ni comment, ni pourquoi. Parfois, y avait pas à dire, il était dur à comprendre. Le sol de la cuisine était encombré de toutes sortes de pots remplis de plantes pour faire à manger ; mais la plupart du temps Maman oubliait de les arroser et alors il y avait du foin partout. Mais quand il lui arrivait de les arroser, elle en mettait toujours trop. Les pots devenaient des passoires et, durant des heures, la cuisine une patinoire. Un sacré foutoir qui durait le temps que la terre redonne l’eau en trop. Mademoiselle Superfétatoire aimait beaucoup quand la cuisine était inondée, ça lui rappelait sa vie d’avant, disait Maman, alors elle secouait ses ailes et gonflait son cou comme un oiseau content. Du plafond, au milieu des poêles et des casseroles, pendait une patte de cochon séchée qui était dégoûtante à regarder mais très bonne à manger. Quand j’étais à l’école, Maman préparait beaucoup de bonnes choses à manger qu’elle confiait au traiteur qui nous les rapportait quand on en avait besoin, ça épatait les invités. Le frigidaire était trop petit pour tout le monde alors il était toujours vide. Maman invitait une foule de gens pour manger, à n’importe quel moment de la journée : les amis, certains voisins (du moins ceux qui n’avaient pas peur du bruit), les anciens collègues de mon père, la concierge, son mari, le facteur (quand il passait à la bonne heure), l’épicier du Maghreb lointain mais qui était juste en bas dans sa boutique, et même une fois, un vieil homme en guenilles qui sentait très mauvais mais qui semblait quand même satisfait. Maman était fâchée avec les horloges, alors parfois je rentrais de l’école pour goûter et il y avait du gigot et d’autres fois il fallait attendre le milieu de la nuit pour commencer à dîner. Alors nous patientions en dansant et en avalant des olives. Il est arrivé qu’on danse trop pour manger, alors, tard dans la nuit, Maman se mettait à pleurer pour me montrer combien elle était désolée, et elle me picorait en me serrant fort dans ses bras avec son visage tout mouillé et son odeur de cocktail. Elle était comme ça ma mère et c’était bien ainsi. Les invités riaient beaucoup et fort, et de temps en temps, ils étaient trop fatigués d’avoir ri, alors ils passaient la nuit dans un de mes deux lits. Le matin, ils se faisaient réveiller par les cris de Mademoiselle Superfétatoire qui n’était pas vraiment favorable aux grasses matinées. Quand il y avait des invités, je dormais toujours dans le grand lit, comme ça au réveil je les voyais pliés comme des accordéons dans mon lit de bébé et ça me faisait toujours énormément rigoler.
Trois nuits par semaine, nous avions un invité. Le sénateur quittait son territoire du centre de la France pour siéger dans son palais. Mon père l’appelait tendrement « l’Ordure ». Je n’ai jamais su comment ils s’étaient rencontrés, les versions différaient à chaque cocktail, mais ils s’amusaient follement ensemble. L’Ordure avait une coupe de cheveux carrée. Pas un carré de fille, il avait les cheveux courts en brosse mais avec des angles droits dessus ; pas une coupe au carré, une coupe carrée sur une bouille rouge et ronde coupée en deux par une belle moustache, de fines lunettes en acier retenues par de drôles d’oreilles en forme de queues de gambas. Il m’avait expliqué que c’était à cause du rugby que le contour de ses oreilles ressemblait à des queues de gambas, je n’avais pas très bien compris, mais en tout cas j’avais décrété que « le gym tonic » était un sport moins dangereux que le rugby, du moins pour les oreilles. La couleur, l’aspect, le cartilage broyé avait pris la forme d’une crevette, c’était ainsi, tant pis pour lui. Lorsqu’il riait, son corps se secouait par saccades, et comme il riait tout le temps, ses épaules subissaient un tremblement permanent. Il parlait fort, en grésillant comme un vieux transistor. Il avait toujours sur lui un énorme cigare qu’il n’allumait jamais. Il le tenait dans sa main ou dans sa bouche quand il arrivait et le glissait dans son étui lorsqu’il partait. Dès qu’il franchissait la porte, il se mettait à crier :
— Caïpirowska, Caïpirowska !
J’ai longtemps cru que c’était sa petite amie de Russie qu’il appelait comme ça, mais elle ne venait jamais, alors mon père, pour le faire patienter, lui servait un cocktail glacé avec de la menthe dedans et le sénateur était quand même content. Ma mère aimait bien l’Ordure car il était drôle, lui faisait des cascades de compliments et nous avait permis de gagner énormément d’argent, et moi je l’aimais pour les mêmes raisons, ni plus, ni moins. Pendant les grandes danses nocturnes, il essayait d’embrasser toutes les amies de ma mère. Mon père disait qu’il sautait sur toutes les occasions. Parfois ça marchait, donc il partait sauter les occasions dans sa chambre. Quelques minutes plus tard, il ressortait heureux et plus rouge que jamais en hurlant le nom de sa petite amie de Russie, parce qu’il devait bien sentir qu’il y avait quelque chose qui clochait.
— Caïpirowska ! Caïpirowska ! criait-il joyeusement tandis qu’il rajustait ses lunettes sur ses oreilles crevettes.
La journée, il allait travailler au palais du Luxembourg, qui se trouvait bien à Paris, pour des raisons que j’avais du mal à comprendre. Il disait qu’il allait travailler tard mais revenait toujours très tôt. Le sénateur avait un drôle de train de vie. En rentrant il disait que son métier était beaucoup plus drôle avant la chute du mur, parce qu’on y voyait beaucoup plus clair. J’en avais déduit qu’il y avait eu des travaux dans son bureau, qu’on avait cassé un mur et bouché les fenêtres avec. Je comprenais qu’il rentre tôt, ce n’était pas des conditions de travail, même pour une ordure. De lui, Papa déclarait :
— L’Ordure est mon ami le plus cher, car son amitié n’a pas de prix !
Et ça, je l’avais parfaitement compris.
Avec l’argent des garages, Papa avait acheté un beau et petit château en Espagne, loin dans le Sud. Un peu de voiture, un peu d’avion, encore un peu de voiture et beaucoup de patience. Dans les montagnes, légèrement au-dessus d’un village tout blanc où il n’y avait jamais personne l’après-midi et beaucoup de monde la nuit, le château ne donnait à voir que des forêts de pins ou presque. Dans un coin à droite, il y avait des terrasses avec tout plein d’oliviers, d’orangers et d’amandiers qui tombaient pile poil sur un lac bleu laiteux retenu par un barrage majestueux. Papa m’avait dit que c’était lui qui l’avait construit et que sans lui l’eau serait partie. Mais j’avais eu du mal à le croire car, dans la maison, il n’y avait aucun outil, alors il ne faut pas exagérer, avais-je pensé. Pas très loin, il y avait la mer, et là les côtes étaient remplies de monde sur les plages, dans les immeubles, dans les restaurants, dans les embouteillages, c’était vraiment surprenant. Maman disait qu’elle ne comprenait pas les vacanciers qui quittaient les villes pour aller dans d’autres villes, elle expliquait que les plages étaient polluées par des gens qui se mettaient du gras sur la peau pour bronzer même s’ils étaient déjà gros et gras, et que tout ça faisait beaucoup de bruit et sentait très mauvais. Mais nous, ça ne nous empêchait pas de bronzer sur les petites plages du lac, grandes comme trois serviettes, c’était bien plus chouette. Sur le toit du château, il y avait une grande terrasse avec des nuages de jasmin qui avait pour eux l’avantage de sentir très bon. La vue était vraiment spectaculaire. Elle donnait soif à mes parents qui buvaient du vin avec des fruits dedans, alors on mangeait plein de fruits, le jour, la nuit, on buvait des fruits, en dansant. Bien sûr, Mister Bojangles faisait le voyage avec nous, et Mademoiselle Superfétatoire nous rejoignait plus tard, on allait la chercher à l’aéroport parce qu’elle avait un statut bien particulier. Elle voyageait dans une boîte avec un trou dedans, d’où ne sortaient que sa tête et son cou, alors forcément elle criait beaucoup, et pour une fois elle avait bien raison. Afin de manger des fruits, danser et bronzer au bord du lac, mes parents faisaient venir tous leurs amis qui trouvaient que c’était vraiment le paradis et on n’avait aucune raison de penser le contraire. J’allais au paradis dès que je le voulais, mais surtout quand mes parents le décidaient.