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J’allais prendre congé de cette belle assemblée — avant que mes folles histoires ne se télescopassent sur le mur des confrontations, autour de la piscine, où devaient se retrouver tous les invités — lorsqu’une jeune femme, la tête emplumée, en robe blanche et légère, tenant à l’extrémité de son bras ganté, le coude levé et la main inclinée, une fine et longue cigarette non allumée, se mit à danser les yeux fermés. Alors que l’autre main jouait avec un châle en lin blanc dans une frénésie de mouvements qui le transformait en partenaire de danse vivant, j’étais resté fasciné, par l’ondulation de son corps, les mouvements cadencés de sa tête remuant les plumes de sa coiffe, ce drôle de toupet qui virevoltait silencieusement. Alternant au gré des rythmes entre la grâce d’un cygne et la vivacité d’un rapace, ce spectacle m’avait laissé bouche bée et pétrifié sur place.

J’avais pensé que c’était une animation payée par la banque pour distraire les invités, une manière d’égayer un cocktail d’une banalité mortelle, distraire au mieux des gens très ennuyeux. J’avais observé ce mélange de cocotte des années folles et de Cheyenne sous l’influence du peyotl déambuler en sautillant de groupe en groupe, faire rosir les hommes de plaisir par ses poses suggestives et déranger les femmes pour les mêmes raisons. Elle s’emparait des bras des maris sans leur demander leur avis, les faisait tourner comme des toupies avant de les renvoyer vers leurs épouses aigries de jalousie, retrouver leurs tristes vies. Je ne sais pas exactement combien de temps j’étais resté là, sous la tonnelle, tirant sur ma pipe et m’emparant de chaque verre que le ballet des serveurs en livrées mettait à ma portée. J’étais déjà passablement ébrieux, lorsqu’elle vint poser son regard dans mes yeux timides et probablement vitreux. Les siens étaient vert céladon, suffisamment ouverts pour avaler toute mon originalité et me faire balbutier une suite de mots d’une tragique banalité :

— Comment vous appelez-vous ?…

— J’ai chez moi une toile représentant un beau cavalier prussien accrochée au-dessus de ma cheminée, figurez-vous que vous êtes coiffé comme lui ! J’ai rencontré la terre entière et je peux assurer que plus personne ne se coiffe comme ça depuis la guerre ! Comment faites-vous pour vous faire couper les cheveux depuis que la Prusse a disparu ?

— Mes cheveux ne poussent pas, ils n’ont jamais poussé ! Sachez que je suis né avec cette fichue coupe de cheveux il y a quelques siècles déjà… Enfant, j’avais une tête de vieux mais, plus le temps passe, plus ma coiffure correspond à mon âge. Je mise énormément sur les changements de cycles de la mode pour mourir avec une coiffure dans le vent !

— Je suis sérieuse ! Vous êtes la copie conforme de ce cavalier dont je suis folle amoureuse depuis mon enfance, je me suis déjà mariée mille fois avec lui, car voyez-vous, le mariage étant le plus beau jour de la vie, nous avons décidé de nous marier tous les jours, ainsi notre vie est un perpétuel paradis.

— Maintenant que vous m’en parlez, je me souviens vaguement d’une campagne militaire quand j’étais dans la cavalerie… Je m’étais fait tirer le portrait après une bataille couronnée de succès. Je suis ravi d’apprendre que je suis désormais au-dessus de votre cheminée et que je vous ai déjà mille fois épousée.

— Vous vous moquez, vous vous moquez, mais c’est pourtant vrai ! Pour des raisons que vous comprendrez aisément, le mariage n’est pas encore consommé, je suis donc vierge. Ce n’est pas faute de danser nue devant ma cheminée, mais mon pauvre cavalier me semble bien empoté derrière son air de fougueux guerrier !

— Vous me surprenez, je pensais qu’une danse comme la vôtre pouvait faire se dresser toute une armée ! Votre militaire se comporte comme un eunuque. À ce propos, d’où vous vient ce merveilleux talent pour la danse et le mouvement ?

— Vous me mettez dans l’embarras, je suis obligée de vous faire un nouvel aveu stupéfiant. Figurez-vous, mon cher ami, que mon père est le fils caché de Joséphine Baker !

— Nom de Zeus, vous me croirez ou pas, mais j’ai très bien connu Joséphine Baker, nous étions dans le même hôtel à Paris pendant la guerre.

— Ne me dites pas que Joséphine et vous… avez… enfin on se comprend !?

— Si, elle est venue se réfugier dans ma chambre un soir de bombardements, une belle nuit d’été. La terreur, la chaleur, la proximité, nous n’avons pas pu résister.

— Doux Jésus, mais vous êtes peut-être mon grand-père ! Fêtons ça avec une ribambelle de cocktails ! avait-elle lancé, alors qu’elle tapait dans ses mains pour alpaguer un des serveurs.

Nous étions restés tout l’après-midi au même endroit, sans bouger d’un pied, nous avions l’un et l’autre rivalisé d’absurdités, de théories fumeuses et définitives avec un sérieux rieur en feignant de croire nos impostures respectives. Derrière elle j’avais vu le soleil se déplacer, entamer son lent et inéluctable cheminement vers son coucher — un instant il l’avait même couronnée — puis il était allé se réfugier derrière les rochers, ne nous distribuant joliment que le halo généreux de son astre caché. Après avoir tendu la main plusieurs fois pour m’emparer désespérément des coupes de champagne que je croyais m’être encore destinées, je m’étais résigné à me servir moi-même et puisque sa coutume exigeait de prendre deux verres à la fois, je commandais mes scotchs par paire. Cette cadence d’enfer la mena rapidement à me soumettre à un questionnaire à l’envers : elle m’affirmait le plus simplement du monde ce qu’elle voulait entendre, en assortissant ses propos d’une formule finale interrogative.

— Vous êtes ravi de m’avoir rencontrée, n’est-ce pas ?

Ou encore :

— Je ferais une magnifique épouse, vous ne croyez pas ?

Et puis :

— Je suis certaine que vous vous demandez si vous avez les moyens de sortir avec moi, je me trompe ? Mais ne vous tourmentez pas, mon cher, pour vous je ferai baisser le ticket d’entrée, je suis en solde jusqu’à minuit, profitez-en ! avait-elle scandé, comme une crieuse de marché, en gigotant son torse pour faire danser son décolleté.

J’étais donc arrivé à ce moment si particulier où l’on peut encore choisir, ce moment où l’on peut choisir l’avenir de ses sentiments. Je me trouvais désormais au sommet du toboggan, je pouvais toujours décider de redescendre l’échelle, de m’en aller, fuir loin d’elle, prétextant un impératif aussi fallacieux qu’important. Ou bien je pouvais me laisser porter, enjamber la rampe et me laisser glisser avec cette douce impression de ne plus pouvoir rien décider, de ne plus pouvoir rien arrêter, confier son destin à un chemin que vous n’avez pas dessiné, et pour finir, m’engloutir dans un bac aux sables mouvants, dorés et ouatés. Je voyais bien qu’elle n’avait pas toute sa tête, que ses yeux verts délirants cachaient des failles secrètes, que ses joues enfantines, légèrement rebondies, dissimulaient un passé d’adolescente meurtrie, que cette belle jeune femme, apparemment drôle et épanouie, devait avoir vu sa vie passée bousculée et tabassée. Je m’étais dit que c’était pour ça qu’elle dansait follement, pour oublier ses tourments, tout simplement. Je m’étais dit bêtement que ma vie professionnelle était couronnée de succès, que j’étais presque riche, que j’étais plutôt beau mâle et que je pouvais aisément trouver une épouse normale, avoir une vie rangée, tous les soirs prendre un apéritif avant le dîner et à minuit me coucher. Je m’étais dit que j’étais moi aussi légèrement frappé de folie et que je ne pouvais décemment pas m’amouracher d’une femme qui l’était totalement, que notre union s’apparenterait à celle d’un unijambiste avec une femme tronc, que cette relation ne pouvait que claudiquer, avancer à tâtons dans d’improbables directions. J’étais en train de flancher lâchement, j’avais eu peur devant ce futur brouillon, ce perpétuel tourbillon qu’elle se proposait de solder comme dans une réclame, en se dandinant avec flamme. Et puis, sur les notes d’un morceau de jazz, me passant autour du cou son étole de gaze, elle m’avait attiré vers elle, violemment, d’un coup, nous nous étions retrouvés joue contre joue. J’avais réalisé que je me posais encore des questions à propos d’un problème qui était déjà tranché, je glissais vers cette belle brune, j’étais déjà sur la rampe, je m’étais lancé dans la brume, sans même m’en rendre compte, sans avertissement, ni trompe.