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— La nature m’appelle, je suis toute gonflée de cocktails, attendez-moi, ne bougez pas d’une semelle ! m’avait-elle supplié en tripotant nerveusement son long collier de perles, alors que ses genoux s’entrechoquaient impatiemment devant cette naturelle urgence.

— Pourquoi bouger ? Je n’ai jamais été à un meilleur endroit de toute ma vie, l’avais-je rassurée le doigt levé pour qu’un serveur m’abreuve une nouvelle fois.

Et tandis que je l’observais se diriger vers les toilettes, d’une démarche pressée mais guillerette, je m’étais retrouvé nez à nez avec ma voisine de table. Elle semblait furieuse, ivre et hors d’elle, elle gesticulait, et avec son doigt me menaçait.

— Alors comme ça vous connaissez Dracula ! avait-elle hurlé, alors qu’autour des invités se rapprochaient.

— Pas exactement ! avais-je répondu complètement pris au dépourvu.

— Vous êtes autiste et vous êtes prince ! Vous venez de Hongrie, puis des États-Unis ! Vous êtes fou ! Pourquoi nous avoir menti ? avait-elle hurlé tandis que je marchais à reculons pour m’éloigner d’elle.

— Ce type est malade ! cria un homme dans l’assemblée.

— Tout ça n’est pas incompatible ! avais-je bredouillé dans le cul-de-sac de mes mensonges.

Puis, me sachant acculé, j’avais éclaté de rire, d’un rire généreux et libéré.

— Mais il est vraiment fou, il continue à se moquer de nous ! avait remarqué très justement mon accusatrice en avançant.

— Je n’oblige personne à croire à mes histoires, elles vous ont plu, vous y avez cru ! J’ai joué avec vous, vous avez perdu ! avais-je répondu, alors que je reculais dangereusement vers la piscine, avec un air malin, un verre de whisky à chaque main.

J’allais toucher le bord lorsque je vis mon interlocutrice s’envoler brusquement, décoller du sol, prendre son envol, puis, sans planer, s’enfoncer avec fracas dans l’eau chlorée.

— Je vous prie de bien vouloir ne pas m’excuser, j’en avais terriblement envie ! Cet homme est mon grand-père, l’amant de Joséphine Baker, un cavalier prussien et mon futur mari, il est tout ça à la fois, et moi je le crois !

Le temps d’un cocktail, d’une danse, une femme folle et chapeautée d’ailes, m’avait rendu fou d’elle en m’invitant à partager sa démence.

3

À l’école, rien ne s’était passé comme prévu, alors vraiment rien du tout, surtout pour moi. Lorsque je racontais ce qui se passait à la maison, la maîtresse ne me croyait pas et les autres élèves non plus, alors je mentais à l’envers. Il valait mieux faire comme ça pour l’intérêt général, et surtout pour le mien. À l’école, ma mère avait toujours le même prénom, Mademoiselle Superfétatoire n’existait plus, l’Ordure n’était pas sénateur, Mister Bojangles n’était qu’un bête disque qui tournait comme tous les disques, et comme tout le monde je mangeais à l’heure de tout le monde, c’était mieux ainsi. Je mentais à l’endroit chez moi et à l’envers à l’école, c’était compliqué pour moi, mais plus simple pour les autres. Il n’y avait pas que le mensonge que je faisais à l’envers, mon écriture aussi était inversée. J’écrivais comme « un miroir », m’avait dit l’institutrice, même si je savais très bien que les miroirs n’écrivaient pas. La maîtresse aussi mentait parfois mais elle, elle avait le droit. Tout le monde faisait des petits mensonges parce que pour la tranquillité c’était mieux que la vérité, rien que la vérité, toute la vérité. Ma mère aimait beaucoup mon écriture miroir, et quand je rentrais de l’école elle me demandait d’écrire toutes les choses qui lui passaient par la tête, de la prose, des listes de courses, des poèmes à l’eau de rose.

— C’est merveilleux, écrivez mon prénom quotidien en miroir pour voir ! disait-elle avec les yeux pleins d’admiration.

Puis elle mettait les petits papiers dans son coffret à bijoux parce que, disait-elle :

— Une écriture comme ça, c’est comme un trésor, ça vaut de l’or !

Pour que mon écriture aille dans le bon sens, la maîtresse m’avait envoyé chez une dame qui redressait les lettres sans jamais les toucher et qui, sans outil, savait les bricoler pour les remettre à l’endroit. Alors, malheureusement pour Maman, après j’étais presque guéri. Presque, parce que j’étais aussi gaucher par-dessus le marché, mais la maîtresse n’y pouvait rien, elle m’avait dit que le sort s’acharnait sur moi, que c’était comme ça, qu’avant ma naissance on attachait le mauvais bras des enfants pour les soigner, mais que cette médecine était terminée. Parfois elle faisait des mensonges qui me faisaient bien rire. La maîtresse avait une belle permanente couleur sable, comme si elle avait une tempête du désert sur la tête, je trouvais ça très beau. Elle avait aussi une bosse dans la manche, et j’avais d’abord cru que c’était une maladie, mais un beau jour de mauvais temps, alors qu’elle était enrhumée, j’avais vu la maîtresse sortir la bosse de sa manche et se moucher dedans, j’avais trouvé ça vraiment répugnant. Maman ne s’entendait pas du tout avec tempête du désert, pour l’écriture bien sûr, mais aussi parce que la maîtresse ne voulait jamais me laisser partir au paradis quand mes parents le décidaient. Elle préférait qu’on attende les vacances de tout le monde pour partir, elle disait que déjà, avec ma maladie de l’écriture, j’avais pris beaucoup de retard et que si je partais tout le temps, j’allais laisser passer beaucoup de wagons. Alors ma mère lui disait :

— Là-bas, les amandiers sont en fleur, vous ne voulez quand même pas que mon fils rate les amandiers en fleur ! C’est son équilibre esthétique que vous allez faire vaciller !

Manifestement, la maîtresse n’aimait ni les amandiers, ni les fleurs, et se foutait royalement de mon équilibre esthétique, mais on partait quand même. Ça mettait la maîtresse dans une de ces fureurs, c’était terrible, parfois ça durait jusqu’à mon retour. Et puisque c’était comme ça, j’étais bien content d’être parti.