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Pendant ses grandes vacances parlementaires, l’Ordure venait nous rendre visite, il disait que les sénateurs c’était comme les enfants, ils avaient besoin d’énormément de repos. Pour montrer qu’il était en vacances, il mettait un beau chapeau de paille et restait toute la journée torse nu, ce qui était impressionnant compte tenu de la taille de son ventre très dodu et de tous les poils dessus. Il restait assis à longueur de temps sur la terrasse à regarder la vue, à manger, à boire des fruits. Le soir venu, il criait le nom de sa petite amie et ça résonnait dans toute la vallée : « Caïpirowska aa aaaa aa ! » Il prétendait que sa vie serait pleinement réussie quand il arriverait à faire tenir une assiette et des couverts sur son ventre, alors il mangeait et buvait tout le temps, il se donnait vraiment tous les moyens de réussir sa vie. Au début du séjour, avec le soleil, il devenait beaucoup plus rouge que d’habitude, Papa disait que « ça dépassait l’entendement », qui devait être, selon moi, un rouge très puissant, difficile à dépasser sur le nuancier, et puis au fil de ses grandes vacances parlementaires le sénateur devenait complètement marron. Quand il roupillait, j’adorais regarder son ventre suer, il y avait toujours de minuscules rivières qui coulaient entre ses poils pour finir dans son nombril. Avec l’Ordure on se tapait de bonnes « bavettes ». Il avait inventé ce jeu spécialement pour moi. Je m’installais en face de lui, on ouvrait grand notre bouche et on devait s’y envoyer des olives aux anchois ou des amandes salées. Il fallait viser juste parce que l’anchois dans les yeux ça pique, et le sel aussi. Comme ça durait longtemps on finissait toujours par baver énormément.

Quand Papa écrivait, l’Ordure nous accompagnait dans la montagne, Maman et moi. Ça commençait toujours pareil, il marchait loin devant, en disant qu’il avait l’habitude avec ses souvenirs de l’armée, mais nous le rattrapions quand ses souvenirs s’éloignaient et puis nous le laissions derrière quand il n’avait plus de souvenir du tout et qu’il coulait de partout. Alors on le laissait sur un rocher, et nous allions manger des asperges sauvages, des figues de barbarie, cueillir du thym, du romarin, des pignons de pin et on le récupérait plus tard en descendant, quand il avait complètement séché. Il lui arrivait d’être sérieux, par exemple lorsqu’il me donnait des conseils pour ma vie future. Il y en a un qui m’avait beaucoup marqué car « frappé au coin du bon sens », disait-il pour en souligner la logique et l’importance.

— Mon petit, dans la vie, il y a deux catégories de personnes qu’il faut éviter à tout prix. Les végétariens et les cyclistes professionnels. Les premiers, parce qu’un homme qui refuse de manger une entrecôte a certainement dû être cannibale dans une autre vie. Et les seconds, parce qu’un homme chapeauté d’un suppositoire qui moule grossièrement ses bourses dans un collant fluorescent pour gravir une côte à bicyclette n’a certainement plus toute sa tête. Alors, si un jour tu croises un cycliste végétarien, un conseil mon bonhomme, pousse-le très fort pour gagner du temps et cours très vite et très longtemps !

Je l’avais beaucoup remercié pour ses conseils philosophiques.

— Les ennemis les plus dangereux sont ceux qu’on ne soupçonne pas ! avais-je déclaré reconnaissant.

Il venait peut-être de me sauver la vie et, rien que pour cette raison, j’avais trouvé que ça méritait d’être frappé au coin du bon sens.

Pour l’anniversaire de Maman, tandis que mon père et l’Ordure partaient en barque tôt le matin préparer un feu d’artifice sur le lac, nous allions de notre côté faire le marché, acheter des bouteilles, du jambon, de la paella, des sépias entiers, des sépias ronds comme des bracelets, des bougies, des glaces, des gâteaux et encore des bouteilles. À notre retour, Maman me demandait de lui raconter des histoires extraordinaires pendant qu’elle cherchait la bonne tenue pour sa soirée d’anniversaire. À chaque fois ça durait des heures, elle enfilait ses vêtements, me demandait mon avis, qui était toujours positif, puis elle demandait l’avis du miroir qui remportait à chaque fois le jugement dernier car, disait-elle :

— Le miroir est plus objectif, il juge vraiment, parfois cruellement, mais sans mettre d’affectif.

Alors elle se changeait à nouveau, faisait tournoyer ses vêtements, dansait en sous-vêtements, trouvait que c’était parfaitement parfait mais pas totalement, et encore recommençait, en remettant les mêmes vêtements mais dans un ordre différent. Du lac nous parvenait le son saccadé des préparatifs, des rires, des cris, parfois des hurlements :

— Pas comme ça, l’orduu-uu-uuure ! disait l’écho de Papa.

— On va coule-eeeeeer ! lui répondait celui de l’Ordure.

— Arrête de gigote-ee-eeeer ! suppliait mon père.

— Santé-éééééé ! chantaient-ils en chœur.

Comme par enchantement, Maman trouvait les bons vêtements quelques minutes avant l’arrivée des invités, à chaque fois c’était vraiment bluffant. Le temps de repeindre ses lèvres, de peigner ses longs cils et elle accueillait les gens avec la grâce naturelle de celle qui s’est réveillée comme ça. Son allure parfaite aussi était un mensonge, mais quel splendide mensonge. En attendant que la nuit tombe, sur la terrasse drapée de blanc, les gens buvaient en se complimentant sur leur bronzage, leur tenue, leur épouse, et se félicitaient de ce temps incroyable dont pourtant ils n’étaient pas responsables. Mademoiselle Superfétatoire, habillée d’un collier en piécettes sur-mesure, déambulait entre les convives avec snobisme, et n’hésitait pas à picorer des bouts de seiche grillés en éclaboussant d’huile d’olive les pantalons trop proches d’elle. Puis, lorsque le dernier quartier ensoleillé disparaissait derrière le sommet de la montagne, Bojangles retentissait, porté dans l’atmosphère par la voix douce et chaude de Nina Simone et l’écho de son piano. C’était tellement beau que tout le monde se taisait pour regarder Maman pleurer en silence. D’une main, j’essuyais ses larmes, et de l’autre je tenais les siennes. C’est souvent dans ses yeux que je voyais les premiers feux exploser après le sifflement du décollage. Les premiers bouquets dispersant leurs couleurs dans le ciel prenaient la direction opposée en se reflétant dans le lac. Ces feux d’artifice siamois laissaient tout le monde bouche bée, pantois, puis, petit à petit, les applaudissements se faisaient entendre ; timides comme des clapotis au départ pour ne rien troubler, ils ne cessaient de s’amplifier pour se mêler avec les pétarades colorées. Ça grondait, ça claquait, ça crépitait, ça s’effilochait doucement avant de repartir de plus belle. Au dernier coup de canon, celui qui filait le plus haut, le plus loin, le plus fort, lorsque les paillettes de feu se dispersaient en tombant lentement vers la couverture étoilée du lac, Maman me susurrait :

— He jumped so high, he jumped so high, then he lightly touched down.

Alors nous allions danser.

4

— Ne me dites pas que vous allez encore travailler ! Mais vous allez vous tuer à la tâche, mon pauvre ami ! Quel jour sommes-nous ? avait-elle gémi avant de délaisser son oreiller pour m’agripper.