— Mercredi Eugénie, nous sommes mercredi et je travaille toujours le mercredi, comme tous les jours de la semaine d’ailleurs, répondis-je comme tous les matins, en me laissant accrocher bien volontiers par son corps tiède et câlin.
— Ah oui, c’est vrai, vous travaillez toujours le mercredi, mais rassurez-moi, ça ne va pas durer toute la vie ces âneries ?
— Si, je le crains, vous l’ignorez peut-être mais c’est le pain quotidien de beaucoup d’humains ! avais-je répondu, puis avec mes doigts j’avais essayé de remonter ses sourcils grognons et froncés.
— Alors expliquez-moi pourquoi le petit voisin du dessous ne travaille jamais le mercredi, lui ? avait-elle demandé en se hissant sur moi pour plonger ses yeux interrogateurs au plus profond des miens.
— Car c’est un enfant, chère amie, et les enfants ne travaillent pas le mercredi !
— J’aurais dû épouser un enfant plutôt que mon grand-père, ma vie aurait été beaucoup plus sympathique, du moins le mercredi, s’était-elle désolée avant de se laisser retomber sur le côté.
— Oui j’imagine, mais c’est mal, très mal. D’ailleurs c’est interdit par la loi et la morale.
— Oui, mais au moins les enfants s’amusent le mercredi, alors que moi je vous attends et je m’ennuie ! Et pourquoi le monsieur du premier étage lui non plus ne travaille jamais ? Je le vois tous les jours sortir ses poubelles à midi quand je rentre de l’épicerie. Il descend ses poubelles, les yeux chassieux et les cheveux en bordel ! Il est toujours habillé avec son costume de sport, alors qu’il ne doit pas en faire beaucoup, car il est gras et rond comme un cochon. Ne me dites pas que c’est un enfant lui aussi ou je vais vraiment croire que vous me prenez pour une abrutie !
— Non, le monsieur du premier étage c’est différent, il est au chômage, et j’imagine qu’il aimerait bien travailler le mercredi lui aussi.
— C’est bien ma veine, j’ai donné ma main au seul pékin qui travaille le mercredi, psalmodia-t-elle avec un air affligé, sa main posée sur ses yeux fermés, pour se cacher de cette horrible réalité.
— Si vous voulez vous occuper, j’ai bien une idée…
— Je vous vois venir avec vos sordides idées, vous voulez que je me mette à travailler ! Je vous ai déjà dit qu’une fois j’ai essayé. Je m’en souviens parfaitement bien, c’était un jeudi matin.
— Oui, je sais, moi aussi, je m’en souviens parfaitement. Vous avez travaillé chez un fleuriste, et vous avez été renvoyée car vous refusiez de faire payer les bouquets !
— Mais enfin, dans quel monde vivons-nous ? On ne vend pas les fleurs, les fleurs c’est joli et c’est gratuit, il suffit de se pencher pour les ramasser. Les fleurs c’est la vie, et à ce que je sache on ne vend pas la vie ! Et puis je n’ai pas été renvoyée, je suis partie toute seule, de mon propre chef, j’ai refusé de participer à cette escroquerie généralisée. J’ai profité de la pause du déjeuner, et je suis partie avec le plus gros et beau bouquet jamais confectionné dans le monde entier.
— C’est tout à votre honneur de réussir à allier vos valeurs avec un comportement de voleur. Il y avait déjà Robin des bois, moi j’ai épousé Rapine des fleurs ! Mais je me disais que si vous refusiez l’emploi, vous pourriez au moins aider le voisin à en trouver un… Notre carnet d’adresses déborde de gens importants, ainsi je ne serais plus le seul pékin de l’immeuble à travailler le mercredi.
— Mais c’est une merveilleuse idée, je vais organiser un déjeuner pour aider notre voisin à trouver l’emploi ! Ce sera le grand déjeuner de l’emploi. Mais avant ça, je vais l’emmener s’acheter un costume et des souliers, on ne peut pas décemment trouver l’emploi avec des habits de sport tout troués, et des claquettes en plastique aux pieds ! avait-elle scandé, avant de transformer le lit en trampoline. Sauts de cabris, applaudissements, euphorie. Dans le meilleur des cas.
Depuis notre pétaradante rencontre, elle faisait toujours mine d’ignorer la réalité d’une façon charmante. Du moins, je faisais mine de croire qu’elle le faisait exprès, car c’était chez elle si naturel. Après l’épisode de la piscine, nous avions fui le palace, laissant derrière nous notre farce, une assemblée outrée et une pauvre mégère en train de se noyer. Nous avions conduit toute la nuit en chantant des ploufs et des glouglous, en riant comme des fous.
— Roulez plus vite sinon vos mensonges vont nous rattraper ! hurlait-elle, debout, les bras levés dans l’automobile décapotée.
— Je ne peux pas, le compteur est au plus haut et l’aiguille au plus bas, si nous continuons comme ça nous allons nous écraser contre votre folie !
À l’entrée du village du Paradou, au milieu des Alpilles, l’automobile s’était mise à chevroter lamentablement comme pour implorer notre pitié, puis elle avait définitivement calé devant une chapelle aux portes rouges fatiguées et aux ferronneries rouillées.
— Allons-nous marier tout de suite, sinon après nous allons oublier ! s’était-elle exclamée en sautant au-dessus de la portière avec une maladresse touchante mais fière.
Nous nous étions mariés, sans témoin, sans prêtre, en formulant mille prières inventées. Devant l’autel, nous avions chanté en tapant dans nos mains comme dans les mariages noirs américains. Sur le perron, nous avions dansé sur l’air que le transistor de l’auto laissait s’échapper, un beau morceau de Nina Simone, un morceau qui résonne encore, à toute heure de la nuit et du jour.
Son comportement extravagant avait rempli toute ma vie, il était venu se nicher dans chaque recoin, il occupait tout le cadran de l’horloge, y dévorant chaque instant. Cette folie, je l’avais accueillie les bras ouverts, puis je les avais refermés pour la serrer fort et m’en imprégner, mais je craignais qu’une telle folie douce ne soit pas éternelle. Pour elle, le réel n’existait pas. J’avais rencontré une Don Quichotte en jupe et en bottes, qui, chaque matin, les yeux à peine ouverts et encore gonflés, sautait sur son canasson, frénétiquement lui tapait les flancs, pour partir au galop à l’assaut de ses lointains moulins quotidiens. Elle avait réussi à donner un sens à ma vie en la transformant en un bordel perpétuel. Sa trajectoire était claire, elle avait mille directions, des millions d’horizons, mon rôle consistait à faire suivre l’intendance en cadence, à lui donner les moyens de vivre ses démences et de ne se préoccuper de rien. Lorsqu’en Afrique, nous avions aperçu une grue blessée sur le bord d’un sentier, elle avait souhaité la garder pour la soigner. Nous avions dû prolonger notre séjour d’une dizaine de jours, puis une fois l’oiseau guéri, elle avait voulu le ramener à Paris, mais elle n’avait pas compris qu’il faille obtenir des certificats, les couvrir de tampons, de signatures, remplir des montagnes de formulaires pour passer la frontière.