Выбрать главу

Antipater connaissait bien le palais de Salona. Il avait pratiquement grandi dans son ombre. C’était un palais de taille respectable, une petite ville pourrait-on dire, au bord de la mer, avec d’énormes murs fortifiés et sans aucun doute luxueusement meublé. De nombreux Césars l’avaient utilisé lors de visites sur la superbe côte dalmate. Andronicus lui-même y avait peut-être séjourné, d’autant plus que la Dalmatie était sous contrôle byzantin depuis les deux dernières décennies.

Et voilà que Maximilianus, déchu, demandait qu’on le lui laisse – ou plutôt mendiait auprès de l’empereur, demandant « humblement », s’adressant soudain à Andronicus en l’appelant « Votre Majesté », avec cette formule « selon votre bon plaisir ». En offrant le titre royal à Andronicus sur un plateau d’argent, sans rien demander en retour sinon le droit de se réfugier derrière les murs imposants du palais de Diocletanius pour le restant de ses jours.

Quel déshonneur ! Quelle disgrâce ! Quel écœurement !

Antipater détourna le regard. Il n’osait pas laisser l’empereur voir tout le mépris qui s’y lisait.

L’empereur continuait de dicter. Quelques mots avaient échappé à Antipater, mais quelle importance ? Il pourrait toujours remplir les blancs avec quelque chose d’approprié.

«… je demeure, mon cher cousin Andronicus, votre dévoué serviteur, offrant mon vibrant témoignage de votre sagesse et de votre bienveillance, et vous prie d’accepter mes félicitations pour vos glorieux accomplissements au cours de votre règne – cordialement, Maximilianus Julianus Philippus Romanus César Augustus Imperator et Grand Pontife, et cetera… et cetera… »

« Eh bien », dit Justina lorsque Antipater lui fit un résumé du document d’abdication le lendemain soir, après avoir passé une autre journée pluvieuse à le rédiger proprement sur un parchemin. « Andronicus n’est pas tenu d’accorder quoi que ce soit à Maximilianus, n’est-ce pas ? Il pourrait choisir de lui couper la tête si ça lui chantait.

— Il ne fera pas cela. Nous sommes en 1951. Les Byzantins sont des gens civilisés. Andronicus ne voudra pas passer pour un Barbare. De plus, politiquement parlant, ce serait une erreur. Pourquoi faire passer Maximilianus pour un martyr et un héros aux yeux d’une éventuelle résistance anti grecque qui pourrait se former dans les provinces les plus coriaces de l’Ouest, quand il peut lui faire une bise sur la joue et l’envoyer à Salona ? De toute façon, l’Empire d’Occident lui appartient. Autant commencer son règne de manière pacifique.

— Alors, tu penses qu’Andronicus acceptera ?

— Oui, bien sûr. S’il fait preuve d’un minimum de bon sens.

— Et ensuite ?

— Ensuite ?

— Nous, dit Justina. Que nous arrivera-t-il ?

— Ah, oui. Oui. L’empereur a dit deux ou trois choses à ce sujet. »

Justina prit une profonde inspiration. « Vraiment ? »

Antipater continua, gêné. « Après avoir terminé de me dicter sa lettre, il m’a proposé de l’accompagner à Salona, où tout autre endroit qu’Andronicus choisirait pour lui. « J’aurai toujours besoin d’un secrétaire, même à la retraite, a-t-il dit. Surtout si l’on m’envoie dans une région grecque de l’Empire, ce qu’Andronicus fera certainement afin de me garder sous surveillance. Epouse ta petite Grecque et viens avec moi, Antipater. »C’est ce qu’il a dit mot pour mot. « Épouse ta petite Grecque. Et viens avec moi. »

Les yeux de Justina se mirent à briller. Son visage s’était empourpré, ses seins se gonflaient au rythme de sa respiration qui s’accélérait. « Oh, Antipater ! C’est merveilleux ! Tu as accepté, naturellement ! »

En fait, il ne l’avait pas fait, pas vraiment. Pas du tout, même. Il n’avait pas refusé non plus, pas tout à fait. Pas du tout. Il n’avait donné à César aucune réponse précise.

Il répondit, une certaine gêne dans la voix : « Tu sais que je serais ravi de t’épouser, Justina. »

Elle le regarda d’un air perplexe. « Et en ce qui concerne suivre César en Dalmatie ?

— Eh bien, je suppose que…

— Tu supposes quoi ? Quel autre choix avons-nous ? »

Antipater hésita, les mains brassant maladroitement l’air autour de lui. « Je ne sais pas comment t’expliquer, Justina. Mais je vais quand même essayer. Ce que César me demande est, disons… lâche. Honteux. Indigne d’un Romain.

— Peut-être. Et quand bien même ce serait le cas, quel mal y a-t-il ? Tu crois qu’il est préférable de mourir en Romain, c’est ça que tu es en train de me dire ?

— Je te l’ai déjà dit, Andronicus ne lui fera aucun mal.

— Je parlais de nous.

— Pourquoi voudrait-on nous faire du mal, Justina ?

— Nous en avons déjà parlé. Comme tu me l’as fait remarquer, tu es un officiel de la cour. À leurs yeux, je suis une citoyenne grecque qui s’est compromise avec les Romains. Ils vont certainement purger la vieille bureaucratie. Je suppose qu’on ne t’exécutera pas, mais tu passeras certainement un sale quart d’heure. Moi aussi. Pire que toi, je pense. Tu seras vraisemblablement assigné à quelque tâche subalterne et dégradante. Et en ce qui me concerne, ils me trouveront bien un usage sordide. Comme le font toujours les soldats conquérants. »

Il lui était difficile d’affronter l’implacable fureur de son regard.

La veille, après avoir quitté César dans le bureau Indigo, et une bonne partie de la journée aujourd’hui, des phrases héroïques s’étaient bousculées dans sa tête – quand la fin est proche, il faut savoir se comporter en Romain, ou passer pour un moins que rien – nos grandes traditions héroïques l’exigent – l’histoire ne pardonnera jamais – il vient un temps où un homme doit s’affirmer en tant que tel ou être au-dessous de tout – quelle honte, quelle éternelle et indescriptible honte ce serait que d’être affilié à la cour d’un individu si lâche et si méprisable, un empereur qui… et ainsi de suite, dans le même ordre d’idée, renforçant ainsi son refus catégorique d’accepter l’invitation de Maximilianus et de l’accompagner dans une confortable retraite en Dalmatie. Mais il ne réalisait maintenant que trop à quel point tout cela était absurde.

Nos grandes traditions héroïques l’exigent, vraiment ? Peut-être. Mais Maximilianus César n’avait rien d’un héros, Lucius Aelius Antipater non plus. Et puisque l’empereur s’avérait incapable de se comporter en Romain, pourquoi son Maître des lettres grecques le ferait-il ? Lui qui n’était pas un guerrier, mais un simple employé, un homme de lettres, et pas si romain que cela, en tout cas pas aux yeux des Cicéron, Sénèque ou Caton le Censeur. Ses prétentions les auraient bien fait rire. Toi, un Romain ? Avec tes cheveux huilés à la grecque, ton petit nez retroussé et ta démarche de danseur de ballet ? On peut toujours se faire appeler un Romain, mais seul un Romain peut être un Romain.