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De toute façon, l’époque des Sénèque, Caton et Cicéron était révolue. Les choses étaient différentes aujourd’hui. L’ennemi se trouvait aux portes de Rome et que faisait l’empereur ? Se jetait-il sereinement sur son glaive ? s’ouvrait-il calmement les veines ? Non. Non. L’empereur était tout bonnement en train de rédiger une lettre suppliant qu’on le laissât se retirer paisiblement dans un grand palais sur la côte dalmate. Le Maître des lettres grecques était-il supposé tenir le pont et se dresser face à l’ennemi, glaive à la main tel quelque héros invincible de jadis, tandis que l’empereur qu’il servait quittait lamentablement la capitale sur la pointe des pieds ?

« Regarde », dit Justina. Elle était devant la fenêtre. « Des feux de joie là-bas. Il y en a un grand sur la colline du Capitole, il me semble.

— On ne peut pas voir la colline du Capitole d’ici.

— Ce doit être une autre colline, alors. Il y a trois, quatre, cinq feux sur les collines. Et regarde en bas, dans le Forum. Des torches tout le long de la Via Sacra. La ville est en flammes. Je crois qu’ils sont déjà là, Antipater. »

Il jeta un œil à l’extérieur. La pluie avait cessé et effectivement des torches et des feux de joie illuminaient le paysage. Il entendait des cris lointains dans la nuit, mais il n’arrivait pas à discerner les paroles. Tout était vague, flou, mystérieux.

« Eh bien ? » demanda Justina.

Il s’humecta la lèvre supérieure à plusieurs reprises. « Je crois qu’ils sont là, en effet.

— Et maintenant ? Il est trop tard pour nous enfuir, n’est-ce pas ? Il ne nous reste plus qu’à rester ici à attendre notre sort, toi, moi et l’empereur Maximilianus, tels les Romains stoïques que nous sommes. N’est-ce pas, Antipater ?

— Andronicus ne fera aucun mal à l’empereur. Et nous ne risquons rien non plus.

— Nous le découvrirons bien assez tôt, non ? » dit Justina.

Le jour suivant fut un jour comme aucun autre dans la longue histoire de Rome. Les Grecs étaient entrés dans la ville par milliers à la tombée de la nuit, en passant simultanément par quatre de ses portes, et ils n’avaient pas rencontré la moindre résistance. De toute évidence, l’empereur avait donné l’ordre aux commandants des gardes de la ville de ne tenter aucune résistance, car cela aurait été certainement futile, n’aurait abouti qu’à de sévères pertes et aurait entraîné des actes de destruction à travers la ville. La guerre était perdue, avait dit l’empereur, autant laisser les Grecs entrer sans prolonger davantage cette agonie. Ce qui était, selon Antipater, une attitude soit sage et réaliste, soit faible et méprisable, en ce qui le concernait, son opinion était déjà faite. Il la garda cependant pour lui.

La pluie, qui s’était arrêtée pendant une bonne partie de la nuit de la conquête, refit son apparition le lendemain matin, au moment même où le Basileus Andronicus faisait son entrée triomphale dans la ville par le nord, en descendant la Via Flaminia. La scène se déroula presque comme dans le rêve d’Antipater, à part qu’il faisait un temps exécrable et que personne ne lançait de pétales de fleurs, que les spectateurs accusaient plus le coup qu’ils ne manifestaient leur joie et que personne n’acclamait le nouvel empereur en grec. Mais Andronicus chevauchait bien un cheval blanc et avait fière allure, même sous cette pluie qui plaquait sa grande tignasse blonde et faisait ressembler sa barbe à une serpillière trempée. Il ne se dirigea pas vers le Forum, comme Antipater l’avait vu dans son rêve, mais alla directement au palais impérial où, d’après ce qu’on avait dit à l’empereur conquérant, on devait lui remettre les documents d’abdication que son adversaire déchu avait dictés la veille à Antipater.

Le Grand Conseil au complet était présent à la cérémonie. Elle se déroula dans le hall lumineux aux mosaïques de chasse, construit par un des premiers Héraclius, où les empereurs recevaient en général les délégations de pays lointains sous les fresques criardes en tuiles de couleurs vives représentant des lions et des éléphants tombant sous les javelots de valeureux chasseurs en costumes de la Rome antique. Aujourd’hui, pourtant, au lieu de s’asseoir sur le trône, Maximilianus demeura humblement sur la gauche, face au monarque byzantin qui se trouvait à une dizaine de pas de lui. Derrière Maximilianus se tenaient les membres du Conseil ; derrière Andronicus, une demi-douzaine d’officiels grecs qui avaient participé au défilé le long de la Via Flaminia.

Le contraste entre les deux monarques était éloquent. L’empereur semblait s’être ratatiné à côté d’Andronicus, un véritable géant, de loin le plus grand et le plus imposant de la salle avec ses traits grossiers et ses longs cheveux blonds de Celte ou de Breton qui lui tombaient dans le dos. Tout en lui, ses épaules larges, son torse puissant, ses longues moustaches tombantes, sa mâchoire proéminente et sa barbe touffue, tout respirait une force de taureau, presque brutale. Mais on lisait dans son regard perçant et ses yeux gris-violet une intelligence froide.

Antipater, aux côtés de l’empereur, servait d’interprète. Au signal de l’empereur, il tendit le parchemin à un haut magistrat de la cour d’Andronicus, un homme au crâne rasé portant une tunique richement décorée de ce qui semblait être de vrais rubis et de véritables émeraudes. Le magistrat, ne lui accordant qu’un rapide coup d’œil, l’enroula solennellement et le tendit au Basileus. Andronicus le déroula, parcourut rapidement les deux ou trois premières lignes d’une manière nonchalante, puis le laissa s’enrouler sur lui-même. Il le rendit au magistrat au crâne rasé.

« Que dit ceci ? demanda celui-ci à Antipater d’un ton brusque.

Antipater se demanda si le Roi des Romains était incapable de lire. A son grand étonnement, il s’entendit répondre : « C’est un document d’abdication, Votre Majesté.

— Redonnez-moi cela », dit Andronicus. Sa voix était profonde, dure et rauque et son grec n’avait rien de mélodieux : c’était plus celui d’un soldat, ou même d’un fermier, que d’un roi. Une affectation, sûrement. Andronicus était issu d’une des grandes familles byzantines. Pourtant, personne ne s’en serait douté.

D’un geste pompeux, le magistrat tendit le parchemin au Basileus, qui, une fois de plus, le déroula en ménageant ses effets, puis il en lut de nouveau une ligne ou deux avant de l’enrouler et de le glisser sous son bras avec désinvolture.

La salle était plongée dans le silence.

Antipater, conscient d’être un peu trop sur le devant de la scène, lança un regard aux deux consuls, aux ministres et secrétaires réunis, aux grands généraux et amiraux, au Préfet prétorien, au Gardien du Trésor impérial. À l’inverse de l’empereur Maximilianus, totalement dénué de la moindre autosuffisance, petit homme trop conscient d’être sur le point d’être rabaissé encore davantage, ils se tenaient tous dignement, dans une rigidité féroce toute militaire. Savaient-ils seulement ce que contenait cette lettre ? Probablement pas. Pas la partie concernant Salona en tout cas. Le regard d’Antipater croisa celui du prince de la Couronne, Germanicus, qui faisait exceptionnellement preuve d’une certaine fraîcheur en cette occasion, lavé et pimpant dans une tunique d’un blanc immaculé brodée de pourpre. Germanicus avait lui aussi adopté la posture martiale du jour, ce qui chez lui avait quelque chose de déplacé. Il semblait pourtant presque sourire. Quelle raison, songea Antipater, avait-il donc de sourire en ce terrible jour ?

Le Basileus Andronicus se tourna vers Antipater. « L’empereur abandonne le pouvoir sans conditions, c’est bien cela ?