— Oui, Majesté. »
De petits soupirs de mépris plus que de surprise furent lâchés par les membres du Grand Conseil ici et là. Ils ne devaient pourtant pas être étonnés, songea Antipater. Mais le choc suscité par la terrible réalité de la situation avait néanmoins créé son effet.
L’attitude du prince Germanicus, elle, n’avait pas changé : la même posture hautaine, le même sourire calme et décontracté du coin de la bouche. Son frère aîné venait de remettre à jamais le trône qui aurait pu un jour lui revenir ; mais avait-il seulement envisagé d’occuper un jour le trône ?
Andronicus continua. « Y-a-t-il des requêtes particulières ?
— Une seule, Majesté.
— Et laquelle ? »
Tous les regards convergèrent vers Antipater. Il aurait voulu s’enfouir dans le sol en pierre. Pourquoi fallait-il que ce soit lui qui prononce les mots accablants à voix haute devant tous les dignitaires de Rome ?
Mais il n’y avait aucune échappatoire. « Le César Maximilianus demande…, commença Antipater, d’une voix qui se voulait la plus assurée possible, d’avoir le droit de se retirer avec les membres de sa cour qui le désirent dans le palais de Diocletanius à Salona, dans la province de Dalmatie, où il espère passer le restant de ses jours dans la contemplation et l’étude. »
Voilà. C’était fait. Antipater fixa devant lui, les yeux dans le vide.
Les yeux perçants du Basileus se refermèrent un instant et un bref sourire passa sur les lèvres de l’empereur byzantin. « Nous ne voyons aucune raison de lui refuser ce privilège, dit-il quelques instants plus tard. Nous acceptons les conditions de ce document telles qu’elles sont formulées. » Puis il le déroula de nouveau et après avoir emprunté une plume au magistrat placé à ses côtés, griffonna un large A au bas du document. Sa signature, de toute évidence. « Y a-t-il autre chose ?
— Non, Majesté. »
Andronicus hocha la tête. « Parfait. Veuillez informer l’ancien empereur de Rome qu’il est de notre bon plaisir qu’il passe la nuit dans notre camp sur les bords du fleuve, parmi nos hommes. Demain, nous avons l’intention de prendre résidence dans ce palais, dont rien ne doit être retiré sans notre permission. Demain, nous vous présenterons notre frère Romanos César Stravospondylos, qui sera appelé à devenir le nouvel empereur de l’Empire d’Occident. Faites part de cela à l’ancien empereur, je vous prie. » Il fit un signe à ses hommes et ils quittèrent la pièce en une phalange rigide.
Antipater se tourna vers un Maximilianus complètement immobile, comme quelqu’un qui aurait été transformé en statue de pierre.
« Le Basileus a dit, César, qu’il…
— J’ai compris ce que le Basileus a dit, merci Antipater », dit Maximilianus d’une voix d’outre-tombe. Il sourit. C’était un sourire de masque mortuaire, un simple éclair de ses dents blanches. Puis lui aussi quitta la salle. Les membres du Grand Conseil, encore sous le choc pour la plupart, suivirent par groupes de deux ou trois.
C’est donc ainsi que les empires s’effondrent dans le monde moderne, songea Antipater.
Aucune effusion de sang, aucune exécution. Un parchemin qui passait à deux ou trois reprises du vaincu au vainqueur, une lettre A gribouillée, un changement de locataire dans les appartements royaux. Voilà ce que l’histoire gardera de l’événement. Lucius Aelius Antipater, le Maître des lettres grecques de l’empereur déchu, présenta le document d’abdication au Basileus Andronicus qui ne lui consacra qu’un bref regard avant de…
« Antipater ?
C’était Germanicus César. Il ne restait plus dans la grande salle que lui et le Maître des lettres grecques.
Le prince lui fit signe. « Je voudrais te dire un mot dehors, Antipater. Maintenant. »
Une fois dehors, tandis qu’ils arpentaient ensemble les arcades de cette partie du palais, la pluie comme toile de fond claquant sur le toit en bois qui les abritait, Germanicus prit la parole. « Que sais-tu de ce Romanos César, Antipater ? Je croyais que le frère du Basileus s’appelait Alexandros. »
Il y avait dans sa voix quelque chose d’étrange. Antipater réalisa peu après que le prince ne parlait plus de sa voix traînante habituelle. Son ton était sec, direct, sans détour.
« Je crois savoir qu’il a plusieurs frères. Alexandros est le plus connu. C’est un guerrier comme son frère. Romanos est très différent. Le nom « Stravospondylos « veut dire « le bossu ». »
Germanicus afficha un regard ébahi. « Andronicus a choisi un infirme comme empereur d’Occident ?
— C’est ce qu’on peut penser, à en juger par son nom.
— Bien. Ce doit être une de ses plaisanteries. Qu’il en soit ainsi, après tout. » Germanicus sourit, sans pour autant avoir l’air amusé. « En tout cas, une chose est sûre : il y aura toujours deux empereurs. Andronicus ne dirigera pas tout l’Empire depuis Constantinopolis, car c’est tout bonnement impossible. Ce qui nous ramène, Antipater, à ce que je t’avais dit l’autre jour au Forum dans le temple de Concordia. »
Antipater était encore impressionné par le changement soudain qui s’était opéré chez Germanicus, ce sérieux, ce comportement exempt de toute fantaisie. Même sa façon de se tenir était différente. Sa décontraction d’aristocrate indolent, son relâchement avaient disparu. Il avait désormais l’attitude d’un soldat. Antipater n’avait jamais réalisé jusqu’à aujourd’hui à quel point Germanicus était bien plus grand que son frère l’empereur.
« À ton avis, Antipater, demanda Germanicus, combien de temps cet Empire occidental tiendra-t-il ?
— Pardon, César ?
— Combien de temps ? Cinq ans ? Dix ? Mille ans ?
— Je n’en sais rien.
— Penses-y. Andronicus envahit l’Occident, se joue de nos pitoyables défenses en deux claquements de doigts, installe son invalide de frère comme empereur et retourne mener la belle vie à Constantinopolis. En ne laissant environ qu’une douzaine de légions grecques pour occuper l’immensité du territoire d’Occident : l’Hispanie, la Germanie, la Britannie, la Gaule, la Belgique, et ainsi de suite, sans parler de l’Italie même. Pour quelle raison est-il venu nous conquérir ? Mais pour que nos impôts partent en Orient, pour augmenter le trésor byzantin. Est-ce que tu crois que cela plaira aux fermiers de Britannie ? Et à nos sauvages amis moustachus de Germania ? Tu connais la réponse. Andronicus s’est emparé de Rome, mais cela ne signifie pas qu’il contrôle tout l’Empire. Personne n’a envie de voir les Grecs gérer les provinces. Les peuples d’Occident ne l’accepteront pas. Ces gens-là sont des Romains et ils entendent être gouvernés par des Romains. Tôt ou tard, des mouvements de résistance apparaîtrons ici et là et, à mon avis, ce sera plus tôt que prévu. On assassinera des collecteurs d’impôts, des magistrats et des procureurs grecs. Puis ce seront des rébellions locales. Éventuellement des soulèvements de grande envergure. Andronicus finira par se dire que cela ne vaut pas la peine de maintenir des lignes d’approvisionnement sur d’aussi longues distances. Il haussera les épaules et laissera doucement glisser l’Occident. Il ne viendra pas jusqu’ici nous faire la guerre deux fois de suite. Soit nous tuerons tous les occupants grecs, soit, ce qui est plus probable, nous en ferons des Romains. En deux ou trois générations ils auront oublié leur grec.
— J’espère que l’avenir vous donnera raison, Seigneur.
— J’en suis sûr. Au fait, je quitte Rome demain, Antipater.
— Vous allez en Dalmatie ? Avec l’emp… avec votre frère ? »