Germanicus cracha par terre. « Ne dis pas de bêtises. Non, je pars dans l’autre direction. » Il se pencha vers Antipater et lui glissa d’une voix tranchante : « Je me rends à Ostie où un navire doit m’emmener jusqu’à Massilia en Gaule. Elle deviendra ma capitale, à moins que je ne choisisse Lugdunum. Mon choix n’est pas arrêté.
— Votre capitale ?
— L’empereur a abdiqué. Tu as toi-même rédigé le document, non ? Je deviens donc le nouvel empereur, Antipater. Un empereur en exil, peut-être, mais empereur tout de même. Je me proclamerai officiellement dès que je serai à Massilia. »
Si Germanicus lui avait dit cela une semaine plus tôt, il aurait mis cela sur le compte de la folie, une lubie d’ivrogne, une vaste plaisanterie. Mais aujourd’hui, ce n’était plus le même Germanicus.
Le regard bleu océan du prince se posa lourdement sur Antipater. « Si tu parles de tout cela à qui que ce soit avant mon départ, tu es un homme mort, tu t’en doutes.
— Pourquoi, alors, me l’avoir dit ?
— Parce que je suis convaincu que derrière ton côté grec un peu louche tu es un homme de confiance, Antipater. Je te l’ai d’ailleurs déjà dit dans le temple de Concordia… Je veux que tu m’accompagnes en Gaule. »
La phrase, prononcée d’un ton calme, eut sur Antipater l’effet d’un impact de foudre. « Pardon, Seigneur ?
— J’ai besoin d’un Maître des lettres grecques, moi aussi. Quelqu’un qui puisse m’aider à communiquer avec les autorités d’occupation temporaire à Rome. Quelqu’un pour déchiffrer les documents que mes espions me feront parvenir d’Orient. Et j’ai aussi besoin de toi comme conseiller, Antipater. Tu es timide, mais tu es malin et perspicace et tu tiens autant du Grec que du Romain. J’aurai besoin de toi en Gaule. Viens avec moi. Tu ne le regretteras pas. Je reconstruirai notre armée et expulserai les Grecs de Rome avant que nous quittions ce monde toi et moi. Tu pourras devenir consul lorsque je reviendrai ici reprendre possession du trône des Césars.
— Seigneur, je…
— Réfléchis bien. Tu as jusqu’à demain. »
L’expression de Justina était impossible à déchiffrer tandis qu’Antipater finissait de lui raconter l’anecdote. Il n’avait aucun moyen de deviner ce qui se tramait derrière ce regard noir étincelant.
« Je ne peux pas t’expliquer, commença-t-il, ma surprise de découvrir à quel point Germanicus est beaucoup plus profond que ce que l’on pouvait croire. Quelle force se cache derrière cette attitude de dandy qu’il s’est cru obligé d’adopter jusqu’à aujourd’hui ! Quel authentique Romain au fond !
— Oui, dit-elle. Ça a dû être une sacrée surprise.
— L’idée est noble et romantique, je dois l’admettre. De s’autoproclamer empereur exilé et de diriger un mouvement de résistance depuis la Gaule. Quant à sa proposition de me prendre dans son gouvernement, il y a de quoi être flatté… Bien sûr, il m’est impossible de le suivre. » Antipater savait qu’il ne le ferait pas car Justina ne le ferait pas non plus ; et la seule certitude qu’il avait au milieu cette confusion, dans ce monde en ébullition, c’était que là où Justina voudrait aller, ils iraient. Elle était plus importante à ses yeux que la politique, les empires et autres notions abstraites. Cela il le comprenait plus que jamais : pour lui, tout se résumait à Justina et Lucius, Lucius et Justina, aux autres les soucis du poids de l’Empire.
« Tu crois qu’il réussira à renvoyer un jour les Grecs chez eux ? demanda-t-elle ?
— Ses chances sont bonnes. Chacun sait que l’Empire est trop grand pour être gouverné à partir d’une seule capitale en Orient, et la nomination d’un Grec comme empereur d’Occident aura du mal à tenir. L’Occident est romain. Il pense en Romain. Pour l’instant, les Grecs ont pris l’avantage sur nous, parce que nous nous sommes affaiblis au cours de ces cinquante dernières années à cause de notre propre sottise et ils en ont profité pour venir s’installer chez nous, mais cela ne durera pas. Nous nous remettrons de ce qui nous est arrivé et nous redeviendrons ce que nous étions. » Il eut brusquement la vision du fleuve du temps coulant dans deux directions opposées, le passé revenant brusquement à son point de départ. « Il a toujours été dans la volonté des dieux que Rome dirige le monde. Nous l’avons fait pendant plus de mille ans et de fort belle manière qui plus est. Nous recommencerons. Le destin penche en faveur de Germanicus. Écoute bien ce que je te dis, nous reverrons dans cette ville des empereurs parlant latin avant la fin de nos vies. »
C’était un long monologue. Justina le reçut en gardant un temps de silence presque aussi long. Elle finit par dire : « Les hivers sont très froids en Gaule, non ?
— Plutôt, oui, d’après ce qu’on m’a dit. En tout cas plus froids qu’ici. »
Trop froids pour elle, il le savait. Alors pourquoi posait-elle la question ? Il était inconcevable qu’elle pût accepter d’aller là-bas. Elle ne le supporterait pas.
« C’est curieux, dit-il, puisqu’elle ne disait rien. L’empereur est un bon à rien et son frère, qui pour moi ne valait guère mieux, se révèle être vaillant et courageux. Si l’on peut parler d’une âme romaine, et j’aime à croire que cela existe, elle accompagnera demain Germanicus.
— Et toi, Lucius ? Où iras-tu ?
— Nous sommes des Grecs, toi et moi. Nous irons dans l’autre direction, Justina. À l’est. Vers le soleil. En Dalmatie, avec César.
— Tu es un Romain, Lucius.
— Plus ou moins, oui. Et alors ?
— Rome part à l’ouest. Maximilianus, le lâche, part à l’est. Tu veux vraiment suivre le lâche, Lucius ? »
Antipater la fixa, bouche bée, incapable de parler.
« Dis-moi, Lucius, en hiver, il fait vraiment si froid que ça en Gaule ? Il y a beaucoup de neige ? »
Il recouvra finalement la parole. « Qu’est-ce que tu cherches à me dire, Justina ?
— Qu’est-ce que toi tu cherches à me dire ? Imagine que je ne sois pas là. Quelle direction choisirais-tu demain, l’est ou l’ouest ? »
Il marqua une courte pause. « L’ouest.
— Pour suivre le frère de l’empereur dans la neige.
— Oui.
— Ce frère que tu prenais pour un bon à rien.
— Le bon à rien en l’occurrence serait plutôt l’empereur. Je commence à penser que ce n’est pas le cas de son frère. Si tu ne faisais pas partie de l’équation, je partirais sans doute avec lui. » Était-ce bien la vérité ? se demanda-t-il. Oui. Oui. C’était bien le cas. « Je suis un Romain. Je voudrais me comporter en Romain, au moins une fois dans ma vie.
— Alors va. Pars ! »
Il sentit la pièce chavirer, comme sous l’effet d’un tremblement de terre. « Et toi, Justina ?
— Je ne suis pas tenue de me comporter en Romaine, n’est-ce pas ? Je pourrais rester ici, et continuer d’être une Grecque…
— Non, Justina !
— Ou je pourrais vous suivre toi et ton empereur dans la neige, je suppose. » Elle serra ses bras autour de sa taille en frissonnant, comme si elle sentait déjà les flocons tomber sur elle, ici dans la chaleur de leur chambre.
« D’un autre côté, nous avons toujours l’option, toi et moi, d’aller à l’est avec l’autre empereur. Le lâche, celui qui a abandonné son trône pour sauver sa vie.
— Je ne suis pas très courageux moi-même, tu sais.
— Je le sais. Et pourtant tu serais prêt à suivre Germanicus si je n’étais pas là. Il y a une différence entre ne pas être courageux et être un lâche. Lequel est le pire, je me le demande, de fouler la neige de temps en temps, ou de vivre sous un climat doux entouré de lâches. Comment vivre parmi les lâches, sans être soi-même un lâche ? »