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Antipater sentit le feu lui monter aux joues. Il se félicita de l’obscurité environnante et de sa peau mate qui lui permettaient de masquer sa gêne face au prince. Il lui paraissait incongru que Germanicus, oisif notoire, n’ayant, à sa connaissance, jamais manifesté le moindre intérêt pour les affaires publiques, soit aujourd’hui tellement préoccupé par les projets militaires de son frère impérial. Mais peut-être l’imminence d’une invasion grecque avait-elle réussi à inquiéter ce coquin de prince, maniéré et irresponsable. Ou peut-être était-ce simplement une tocade de sa part. Quoi qu’il en fût, Antipater ne pouvait pas se dérober une deuxième fois à sa question.

Il dit prudemment : « Je n’oserais faire partager mes interprétations des pensées de l’empereur, César. Mais d’après ce que je peux déduire de sa position, c’est qu’il voit mal ce que nous pourrions faire contre le Basileus – nous sommes déjà pris sur deux fronts et donc incapables de nous protéger d’une attaque sur un troisième front.

— Ce en quoi il a parfaitement raison. Comme le disent les Bretons, la dinde est cuite. La question est de savoir à quelle sauce elle va être mangée, hein, Antipater ? » Il prit de nouveau Antipater dans ses bras. Le visage râpeux de Germanicus se frotta durement contre le sien. L’odeur pestilentielle du jeune prince provoqua chez lui une nouvelle sensation de nausée. Il est fou, songea Antipater. Fou. « Ah, Antipater, Antipater, tu sais bien que je ne te veux aucun mal ! Je t’aime, brave homme que tu es, pour ton dévouement envers mon frère. Pauvre Maximilianus ! Quel fardeau ce doit être, que d’assurer le rôle d’empereur en des moments pareils ! » Il relâcha Antipater, recula et d’un ton différent, plus sombre, plus sérieux : « Tu ne parleras pas de notre petite rencontre à mon frère, hein ? Je crois que j’ai troublé ta tranquillité, et je ne voudrais pas qu’il m’en tienne grief. Il est terriblement attaché à toi. Et il compte énormément sur toi. Viens, Antipater, laisse-moi te ramener chez toi. Ta brûlante petite Grecque a dû te réserver une surprise coquine pour l’après-midi et il serait impoli de la faire attendre.

Il ne parla pas à Justina de son étrange rencontre avec le frère de l’empereur. Mais l’épisode resta gravé dans sa mémoire.

Cela ne faisait aucun doute que le prince était fou. Et pourtant, pourtant, il y avait un fond de sérieux dans son discours – une facette de Germanicus César qu’Antipater n’avait jamais vue auparavant, ni personne d’autre d’ailleurs.

Que Germanicus soit convaincu que l’Empire d’origine, celui qui s’étendait jadis de Britannie jusqu’aux frontières de l’Inde, était devenu trop important pour pouvoir être gouverné à partir d’une seule capitale – là-dessus tout le monde était d’accord.

Même à l’époque de Diocletanius, la tâche était tellement ardue que plusieurs empereurs durent régner ensemble pour la mener à bien, et encore les choses ne s’étaient pas si bien passées que cela. Une génération plus tard, le grand Constantinus lui-même n’avait pas réussi à gouverner tout seul. Et c’est ainsi que l’on en était arrivé à ce partage officiel du royaume, devenu permanent depuis Theodosius.

Mais que penser de cet autre argument, l’inévitabilité de la guerre entre l’Orient et l’Occident ?

Antipater n’aimait pas ce genre de raisonnement. Pourtant, il savait bien que l’histoire lui donnait raison. Même à l’époque de la concorde entre l’Orient et l’Occident, quand Justinianus régnait à Constantinopolis et son neveu Héraclius à Rome, de grande rivalités commerciales étaient apparues. Chaque empire essayant de devancer l’autre, les Romains latins contournant Byzance pour rejoindre l’Inde lointaine et au-delà, Khitai et Cipangu où vivent les hommes jaunes, tandis que, de leur côté, les Romains grecs cherchaient à établir leur influence en Afrique noire ainsi que dans les territoires à l’extrême nord, au-dessus des sauvages Goths.

Tout cela s’était résolu par des traités ; peut-être même, songea Antipater, que le temple de Justinianus avait été érigé pour commémorer un tel accord. Mais les frictions avaient continué, ainsi que la course pour la suprématie du commerce mondial.

Et puis, il y a quatre-vingts, quatre-vingt-dix ans de cela, ce fut la première grosse erreur de l’Occident, cette expédition absurde vers le Nouveau Monde – une véritable catastrophe ! Certes, il y avait quelque chose d’excitant à découvrir deux continents de l’autre côté du Grand Océan, ainsi que leurs puissantes nations – le Mexique, le Pérou –, d’étranges terres riches en or, en argent et autres pierres précieuses, habitées par une multitude de peuples à la peau cuivrée, gouvernées par des monarques au train de vie princier, vivant dans des fastes et une opulence dignes de César lui-même. Mais quelle folie s’était emparée de l’empereur Saturninus pour qu’il se mette en tête de conquérir ces nations au lieu de se contenter d’entretenir avec elles de simples relations commerciales ? Des décennies d’expéditions étrangères inutiles – des millions de sesterces gaspillés, des légions entières envoyées par cet empereur obstiné et certainement dément, mourir sous le soleil brûlant de ces continents que Saturninus avait nommés non sans un certain optimisme Nova Roma. La fierté des armées de l’Empire d’Occident anéantie par les lances et les flèches d’interminables vagues successives de guerriers féroces aux yeux de démons et aux visages peints, ou balayée par la puissance dévastatrice des ouragans tropicaux – des centaines de vaisseaux perdus dans ces eaux étrangères périlleuses –, l’esprit même de l’Empire brisé par l’expérience nouvelle des défaites, les unes après les autres, jusqu’à la capitulation désastreuse et l’évacuation des derniers contingents des troupes romaines brisées.

Cette aventure malheureuse, comme Antipater et tout le monde le comprenaient aujourd’hui, avait vidé les réserves économiques de l’Empire d’Occident et peut-être même affaibli de manière irréversible sa puissance militaire. Deux générations entières des plus brillants généraux et amiraux de l’Empire avaient péri sur les rivages de Nova Roma. Et puis ce fut au tour de l’arrogant et imbécile empereur Julianus IV de poursuivre dans l’erreur, en expulsant une mission commerciale grecque de l’île de Melita, un point insignifiant en pleine mer situé entre la Sicile et les côtes africaines, et dont les deux empires revendiquaient la possession. L’empereur Léo IX de Byzance avait donc répliqué non seulement en envoyant des troupes débarquer sur Melita mais en décidant unilatéralement de retracer la ligne de démarcation des deux empires, lui faisant traverser désormais la province d’Illyricum, de sorte que les côtes dalmates et leurs importants ports donnant sur l’Adriatique passent sous contrôle byzantin.

Ce fut le commencement de la fin. L’Empire d’Occident, qui s’était déjà trop dispersé avec ses projets maudits dans le Nouveau Monde, n’était plus en mesure d’opposer une réelle défense. Ce qui encouragea Léo et ses successeurs en Orient, d’abord Constantinus XI puis Andronicus, à s’enfoncer toujours plus loin dans le territoire occidental, jusqu’à menacer aujourd’hui la capitale elle-même. L’Empire d’Occident allait certainement tomber sous le contrôle des Byzantins pour la première fois de l’histoire.