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D’autant que la nature reprenait rapidement ses droits depuis que la plupart des intrus étaient partis.

Jadis ces rivages tropicaux chauds et humides étaient infestés de toutes sortes de bêtes monstrueuses. Les unes en avaient été chassées par des campagnes d’extermination méthodiques ; les autres, repoussées par les effluves des agglomérations humaines, avaient tout simplement disparu. Mais elles commençaient à réapparaître. Quelques semaines auparavant, Morrissey avait vu un poisson fouisseur toucher le rivage, une gigantesque chose cylindrique couverte d’écailles noires qui, prenant appui sur ses affreuses nageoires recourbées, s’efforçait désespérément de se hisser à terre, allant jusqu’à planter ses crocs dans le sable, mordant le rivage pour avancer. On croyait ces créatures définitivement disparues. Au prix d’un fantastique effort la chose s’était enfouie dans la plage, enterrant ses vingt mètres de long dans le sable azuré, et deux heures plus tard des centaines de rejetons qui s’étaient frayé un chemin à travers l’énorme carcasse avaient commencé à émerger ; minces, pas plus longs que le bras de Morrissey, mais pleins d’une énergie démoniaque, ils avaient dévalé les dunes en se tortillant et plongé dans le ressac. Cette mer redevenait donc un repaire de monstres. Morrissey n’y voyait pas d’inconvénients. La nage ne faisait plus partie de ses récréations.

Il y avait dix ans qu’il vivait seul au bord de l’Océan Anneau dans un petit chalet au toit bas, en forme de V, selon le vieux modèle arcanien qui résistait si magnifiquement aux vents diaboliques de Médée. À l’époque de son mariage, lorsqu’il était un géophysicien qui dressait la carte des lignes de failles, il possédait avec Nadia, Paul et Danielle une maison à la périphérie de Chong, sur Cap Nord, avec vue sur les Grandes Cascades, et il ne venait ici qu’en hiver ; mais Nadia était partie chanter les harmonies cosmiques avec les sereins, les nobles, les incompréhensibles ballons, Danielle avait été surprise dans les Terres Brûlantes au moment du double flamboiement et n’était pas revenue, et Paul, ce bon vieux dur à cuire de Paul, avait été pris de panique à la pensée qu’une petite dizaine d’années le séparait du séisme et, entre le Sombrejour et le Pâlejour de la semaine de Noël, avait fait ses bagages et embarqué à bord d’un vaisseau en partance pour la Terre. Tout cela était arrivé en l’espace de quatre mois, et Morrissey s’était par la suite rendu compte qu’il n’appréciait plus l’air frais de Cap Nord. Il était donc venu aux Dunes d’Argovista pour attendre la fin dans l’humide confort des tropiques, et il était désormais le seul habitant de la communauté en bord de mer. Il avait emporté avec lui des vivo-cubes de Paul, Nadia et Danielle, mais se les faire passer était finalement devenu trop douloureux et il y avait longtemps qu’il ne parlait plus à personne d’autre que Dinoov. À sa connaissance, il était le seul à être resté sur Médée. À l’exception, bien sûr, des groupils et des ballons. Et des poissons fouisseurs, des démons des rochers, des ailes-doigts, des non-tortues et tout ça.

Morrissey et Dinoov restèrent un moment à l’extérieur du chalet à contempler en silence la venue du crépuscule. À travers un ciel de plus en plus sombre que marbraient les traînées vertes et jaunes de l’aurore perpétuelle de Médée, les soleils jumeaux, Phrixus et Helle – simples taches de lumière rouge orangé – se rapprochaient de l’horizon. Dans quelques heures ils auraient disparu, pour projeter leur terne éclat sur les étendues glacées de Grandloin. Il ne pouvait cependant jamais y avoir de vraie nuit sur la face inhabitée de Médée, car l’énorme masse d’Argo, la géante gazeuse rouge dont Médée était la lune, se trouvait à un million de kilomètres de là. Médée, prisonnière de l’étreinte d’Argo, gardait toujours la même face tournée vers sa monumentale supérieure. D’Argo venait la chaleur qui rendait la vie possible sur Médée, ainsi qu’une perpétuelle lumière rougeâtre.

Les étoiles s’allumaient à mesure que les soleils jumeaux se couchaient.

« Regarde, dit Dinoov. Argo a presque mangé les feux blancs. »

Le groupil avait délibérément choisi la terminologie archaïque, celle de l’astronomie populaire ; mais Morrissey comprit ce qu’il voulait dire. Phrixus et Helle n’étaient pas les seuls soleils dans le ciel de Médée. Les deux étoiles naines rouge orangé formaient un système binaire qui était lui-même soumis à l’influence d’un superbe couple d’étoiles bleues, Castor A et B. Bien qu’un millier de fois plus éloignées de Médée que ne l’étaient les rouges orangés, elles étaient parfaitement visibles de jour comme de nuit, tels deux feux glacés. Mais elles étaient présentement en train de s’éclipser derrière le grand disque d’Argo, et bientôt – dans onze semaines, deux jours, une heure, à peu de chose près en plus ou en moins – elles disparaîtraient complètement.

Et comment, alors, pourrait-il ne pas y avoir de séisme ?

Morrissey s’en voulait pour ce qu’il y avait de pathétique folie dans le rêve auquel il s’était laissé aller une heure auparavant. Pas de séisme ? Un miracle à la dernière minute ? Une erreur dans les calculs ? Sûr. Sûr. Si les souhaits étaient des chevaux, les mendigots passeraient leur temps à caracoler. Le tremblement de terre était inévitable. Un jour viendrait où la configuration des deux serait exactement comme ça, avec Phrixus et Helle ici, Castor A et B là, les lunes de Médée, Jason, Thérée et Orphée, là, là et là, Argo continuant d’exercer son irrésistible attraction au-dessus des Terres Brûlantes, et quand les vecteurs célestes seraient correctement alignés, les forces gravitationnelles feraient subir une formidable secousse à l’écorce de Médée.

Cela arrivait tous les sept mille cent soixante ans. Et le temps était proche.

Des siècles auparavant, quand la persistance de certains thèmes apocalyptiques dans le folklore des groupils avait fini par conduire les astronomes de la colonie de Médée à se livrer à quelques calculs à ce propos, personne ne s’était vraiment senti concerné. Apprendre que la fin du monde est pour dans cinq ou six cents ans équivaut à s’entendre dire que l’on est appelé à mourir dans cinquante ou soixante ans : la vie de tous les jours n’en est guère affectée. Plus tard, bien sûr, à l’approche du séisme, les gens avaient commencé à y penser plus sérieusement, et cela avait sans aucun doute été un facteur de récession dans l’économie médéenne au cours du siècle passé. Cependant, la génération de Morrissey avait été la première à adopter une attitude réaliste face à la catastrophe imminente. D’une façon ou d’une autre la colonie millénaire avait fondu en une dizaine d’années.

« Comme tout est calme », observa Morrissey. Il jeta un regard au groupil. « Crois-tu que je suis le dernier, Dinoov ?

— Comment le saurais-je ?

— Ne joue pas à ce petit jeu avec moi. Tes congénères ont des moyens de faire circuler l’information.

Des moyens que nous commencions tout juste à soupçonner. Tu sais bien. »

Le groupil dit d’un ton grave : « Le monde est grand. Il y avait beaucoup de cités humaines. Il est probable que d’autres individus de ton espèce continuent d’y vivre, mais je n’en ai pas l’assurance. Il se peut que tu sois le dernier.

— Je suppose. Il fallait bien qu’il y en ait un.

— Est-ce que ça te fait plaisir de savoir que tu es le dernier ?

— Parce que cela signifie que j’ai plus d’endurance, ou parce que je pense qu’il est bon que la colonie se soit dispersée ?