Il infléchit sa course vers le sud jusqu’à Cap Nord, sur la côte est, contourna le déploiement rougeoyant des Grandes Cascades – une vraie merveille – et se posa sur la piste d’atterrissage de Chong. Plus que six semaines et deux jours avant le cataclysme. Sous ces hautes latitudes les soleils jumeaux étaient pâles et souffreteux, même en ce Jour de Soleil. Le monstrueux Argo lui-même, loin au sud, avait l’air tout rabougri. Morrissey avait oublié l’aspect du ciel nordique au cours de ses dix dernières années sous les tropiques. Et pourtant, pourtant, n’avait-il pas passé trente ans de sa vie à Chong ? Trente ans qui ne paraissaient soudain qu’un instant, maintenant que tout le temps s’effondrait dans le moment présent.
Ses retrouvailles avec Chong furent douloureuses. Trop d’images associées, trop d’appels à la mémoire. Il se força cependant à y rester jusqu’à ce qu’il ait tout vu, le restaurant où Danielle et lui avaient invité Nadia et Paul pour leur mariage commun, la maison de la rue Vladimir où ils avaient vécu, le laboratoire de géophysique, le chalet qu’ils occupaient lorsqu’ils allaient faire du ski en amont des Cascades. Toutes les empreintes de sa vie.
La cité et ses environs étaient complètement déserts. Jour après jour, Morrissey poursuivit son errance, revivant l’époque où il était jeune et Médée encore pleine de vie. Source d’une exaltation générale ! Le cataclysme se produirait fatalement un jour – tout le monde connaissait la date et l’heure – et personne ne s’en souciait en dehors des illuminés et des névrosés, car on était trop occupé à vivre. Et soudain tout le monde s’en soucia, et tout changea.
Morrissey ne se passa pas de cubes à Chong. La cité miroitante, vaste palissade de toits thermiques argentés, n’était pour lui qu’un vaste cube qui lui criait l’histoire de sa vie.
Quand il ne put en supporter davantage, il amorça sa courbe vers le sud en suivant la côte est. Il ne restait plus que quatre semaines et un jour.
Première étape : l’île de la Méditation, la dernière escale pour ceux qui allaient à Grandloin visiter les fantastiques sculptures de glace, toujours en évolution, de Virgil Oddum. Quatre jeunes mariés étaient venus ici, des milliards d’années auparavant, et étaient repartis dans des chenillettes, riant et s’embrassant, voir le seul miracle artistique que Médée avait produit. Morrissey retrouva le chalet où ils avaient séjourné ; il avait terni et son toit était de guingois. Il avait songé à passer la nuit sur l’île, mais il la quitta au bout d’une heure.
Une fois franchis les hauts tropiques, la terre redevint riche et luxuriante. Il vit de nouveau des grappes de ballons qui se laissaient flotter vers l’océan, ainsi que des bandes de groupils qui gagnaient lentement l’intérieur des terres, poussés par il ne savait quelle obligation rituelle à l’approche du tremblement de terre.
Trois semaines, deux jours, cinq heures. À peu de chose près.
Il survola les groupils à basse altitude. Certains s’accouplaient. Voilà qui le stupéfiait – cette persistance face à la calamité. Était-ce seulement l’irrésistible appel biologique qui les faisait agir ainsi ? Quelle chance les jeunes nouvellement engendrés avaient-ils de survivre ? Ne valait-il pas mieux que leurs mères ne soient pas gravides au moment du tremblement de terre ? Ils savaient tous ce qui allait se passer, et ils s’accouplaient quand même. Cela n’avait pas de sens pour Morrissey.
Puis il crut comprendre. Le spectacle de ces groupils en train de s’accoupler lui fit voir les natifs de Médée d’une manière qui, soudain, expliquait tout. Leur patience, leur calme, leur acceptation de tout ce qui leur était arrivé depuis que leur monde était devenu Médée. Bien sûr qu’ils devaient s’accoupler à l’approche de la catastrophe ! Ils avaient attendu le tremblement de terre tout du long, et pour eux ce n’était pas une catastrophe. C’était un moment sacré, une purification, s’avisa-t-il. Il espérait pouvoir en discuter avec Dinoov. Il fut tenté de retourner tout de suite aux Dunes d’Argovista et d’aller trouver le vieux groupil pour lui soumettre la théorie qui venait de surgir en lui. Mais pas encore. Port Médée d’abord.
La côte est avait été colonisée avant l’autre, et son développement présentait une densité toute particulière. Les deux premières colonies – Contact et Médée-ville – s’étaient depuis longtemps fondues pour former cette salissure urbaine qui rayonnait à partir de la troisième ville, Port Médée. Alors qu’il était encore loin au nord, Morrissey pouvait voir la gigantesque péninsule sur laquelle s’étalaient Port Médée et ses faubourgs : la chaleur tropicale s’en élevait en vagues invisibles, secouant de plus en plus son petit flotteur à mesure qu’il se rapprochait de cette horrible étendue de béton.
Dinoov avait raison. Il y avait des vaisseaux en attente à Port Médée – quatre exactement, un gaspillage d’argent qui dépassait l’imagination. Pourquoi ne s’en était-on pas servi au moment de l’exode ? Avaient-ils été mis de côté pour les émigrants qui avaient préféré aller batifoler avec les groupils en rut ou donner leur âme aux ballons ? Il ne le saurait jamais. Il pénétra dans un des vaisseaux et dit : « Répertoire des opérations.
— À votre service, répondit une voix désincarnée.
— Rendez-moi compte de l’état du vaisseau. Êtes-vous prêt à effectuer un voyage vers la Terre ?
— Fin prêt.
— Caissons d’hibernation ?
— Opérationnels. »
Morrissey pesa ses mouvements. C’est si facile, songea-t-il. S’allonger, s’endormir, laisser le vaisseau l’emporter vers la Terre. Si facile, si automatique, si vain.
Au bout d’un moment, il reprit : « Combien de temps vous faut-il pour vous mettre en position départ ?
— Cent soixante minutes une fois l’ordre donné.
— Bon. L’ordre est donné. Entamez la procédure et décollez. Destination : Terre, et le message que je vous donne est le suivant : Médée vous dit adieu. J’ai pensé que ce vaisseau pouvait vous être de quelque utilité. Bien à vous, Daniel F. Morrissey. Deux semaines, un jour et sept heures avant le tremblement de terre.
— Enregistré. Procédure de départ entamée.
— Bon vol », lança Morrissey au vaisseau.
Il pénétra dans le second vaisseau et lui donna les mêmes instructions. Même scénario avec le troisième. Il marqua un temps avant d’entrer dans le dernier, se demandant s’il n’y avait pas d’autres colons qui, en ce moment même, fonçaient désespérément vers Port Médée pour s’embarquer sur un de ces vaisseaux avant la fin de tout. Tant pis pour eux, se dit Morrissey. Ils n’avaient qu’à se décider plus tôt. Il ordonna au quatrième vaisseau de rallier la Terre.
Comme il s’éloignait de l’astroport en direction de la cité, il vit les quatre javelots de lumière s’élever vers le ciel à quelques minutes d’intervalle. Chacun d’eux resta un instant suspendu en l’air, silhouetté sur la masse colossale d’Argo, puis fila dans les cieux tachetés de pointes d’aurore. Dans soixante et un ans ils se poseraient sur une Terre déconcertée par l’absence de tout passager. Encore un grand mystère de l’espace dont se délecteraient les conteurs, songea-t-il. Le Voyage des Vaisseaux Vides.
Rempli d’un curieux sentiment, quelque chose comme celui du devoir accompli, il quitta Port Médée et, suivant la côte, gagna la somptueuse station de Madagozar, où l’élite de Médée venait autrefois se gorger de luxe tropical. Morrissey avait toujours trouvé cet endroit ridicule. Mais il était toujours intact, toujours ronronnant, telle une mécanique de précision. Morrissey s’y offrit des vacances fastueuses. Il pilla les caves à vin des meilleurs hôtels. Il se régala de petits déjeuners à base de caviar de pattes-piques rafraîchi. Il somnola dans la tiédeur du soleil. Il se baigna dans de l’extrait de fleurs de giroflée. Et il ne pensa strictement à rien.