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Un grincement caractéristique me fait dresser l’oreille : celui que produit une manivelle en action. Comme il ne s’agit plus de celle du biniou, la dame-barrière, ayant cessé de le vertiginer, j’en conclus qu’on est en train d’actionner celle du passage à niveau. Vous ne trouvez pas ça bizarroïde, vous autres ? Généralement, lorsqu’un tomobiliste trouve que la barrière ne remonte pas assez vite, il klaxonne pour réclamer le passage (à niveau). Vous ne le voyez pas sortir de sa tire pour venir chignoler le bastringue de sa propre initiative, si ? Personne oserait se permettre, sauf p’t’être bien, un gus qu’aurait pas la conscience tranquille et qui serait pressé d’aller se la mettre en lieu sûr.

Moi, vous me connaissez. Un Sioux à mes heures ! Avisant une petite fenêtre, au fond de la guitoune, je l’enjambe sans crier gare (bien que tout cela se passe en bordure d’une voie ferrée) et je contourne la construction.

J’aperçois une voiture stationnée au niveau de mes décombres, portière ouverte, donc éclairée de l’intérieur. Elle est vide. Mon regard panoramique de trente-trois degrés pour découvrir un type vêtu d’un long imperméable clair et coiffé d’une casquette à longue visière. C’est ce quidam qui barbarise[11] avec la manivelle.

Il essaie de manœuvrer lentement, pour amortir le grincement, mais descendre un escalier branlant à pas lents n’a jamais rendu muettes les marches rouspéteuses. Le petit bruit de poulie rouillée continue d’aciduler le silence.

Je décide d’interpeller le bonhomme, lorsqu’une fois de plus les événements se précipitent avant moi. En l’occurrence, c’est la brave garde-barrière qui se manifeste.

— Dites donc, vous ! elle exclame en jaillissant de sa baraque, qui c’est qui vous a permis de… ?

Le gus fait volte-face. Il a un geste que je connais bien. Un geste fulgurant. Deux détonations ponctuées de deux énormes étincelles orangées éclatent. La pauvre femme pousse un cri de surprise et se dandine pendant un court instant comme une oie sur une plaque chauffante. Puis elle s’affaisse dans l’herbe rance qui servait de pelouse à sa gentilhommière.

Sans perdre une seconde, le type se met à maniveller à toute pompe. Les deux bras de la barrière se dressent vers le ciel inclément dans un grand geste fataliste.

Que fait votre San-Antonio, mes belles ?

Je vous le donne en mille pour que ça vous fasse plus d’usage.

Vous pensez qu’il dégaine son ami tu-tues et qu’il braque le meurtrier, hein ? Ou bien qu’il lui bondit sur la coloquinte pour l’empoignade western sur la voie ferrée ? Vous vous dites, mes futées : ça y est, le morceau de bravoure ! Le corps à corps sans merci le long du ballast, avec les deux antagonistes en travers du rail pendant que se pointe à l’horizon le 933.

Eh ben, des nèfles !

Je ne sais pas quel diable me pousse, toujours est-il qu’à peine le type à casquette vient de défourailler, je me jette à plat ventre dans un tas d’orties.

Je dois préciser qu’à cause de l’ombre j’ai pas vu qu’il s’agissait d’orties, sinon j’eusse agi tout autrement.

Une fois dans la touffe, je fais comme si c’était des pâquerettes. J’héberte rapidos en direction de la route. Un réflexe inconditionné, je vous dis. Inconditionnel, même ! Toujours reptant, j’atteins l’auto du vilain assassin de garde-barrière. Il s’agit d’un cabriolet Mercedes. Je me faufile à l’arrière de la tire grâce à la porte restée ouverte. Une fois lové derrière la banquette, j’attends le retour du petit malin, tout en me demandant ce qui me pousse parfois à agir d’une façon aussi inconsidérée.

VI

MERCREDI 1 H 18

C’est longuet de rester recroquevillé sur le plancher d’une bagnole, en retenant son souffle pour demeurer clandestin. De plus, ma position est incommode car j’ai le nez sur une boîte à outils aux arêtes vives ; celle-là même, je suis prêt à vous parier votre slip propre contre une feuille de vigne, qui servit à bricoler ma défunte voiture.

Où ce dangereux énergumène m’embarque-t-il ? Mystère. Ah ! je m’en souviendrai de ma nuit de noces. Avouez qu’elle n’est pas charançonnée et que le destin me la devait, celle-là ! Il reste fidèle à sa légende, le San-A. Des gus mystérieux qui l’embauchent d’office, une agente secrète du Guépéou qui le viole frénétiquement, un abominable tueur qui fait exploser sa voiture ! Et pendant ce temps, sa naïve épouse qui roupille sur son pucelage dans la chambre impériale du Grand Cerf, tandis que l’époux joue les Bibi Fricotin à bord de la guinde du meurtrier.

On roule sec pendant un bout de moment. Je suppose que le flingueur de garde-barrière a hâte de coller des kilomètres dûment bornés entre lui et les lieux de son forfait. Il pédale tant que ça peut, l’homme à la gâpette. Toute la sauce. De nuit les routes sont dégagées et on peut sortir le grand braquet. Il ne s’en prive pas.

Au bout d’un laps de temps assez long, il lève le pied et je l’entends tripoter des trucs au tableau de bord de son zinzin à roulettes. Puis il se met à jacter dans une langue bizarre pour mes tympans. Il a un émetteur radio à bord. Il parle vite et sèchement. Un instant je me demande si, au lieu d’un émetteur, il ne s’agirait pas tout simplement d’un appareil enregistreur et si mister Flingue ne serait pas en train de dicter des instructions, voire son courrier ! Mais lorsqu’il se tait, après une vachement longue tirade, une autre voix, bien caverneuse, bien graillonnante, glaviote une volée de syllabes. Le silence revient. Le conducteur champignonne à nouveau.

Je pense à la grosse femme foudroyée dans l’herbe galeuse bordant la voie ferrée. Une rencontre concluante avec un Bélier, qu’il affirmait, son horoscope couleurs ! J’sais pas s’il est natif de ce signe, le tueur, peut-être que oui ; toujours est-il qu’elle a été aussi concluante que brève, leur rencontre. Pan ! Pan ! Et quarante années d’existence éclatent, se volatilisent, commencent à refroidir au clair de lune…

Terminus !

Maintenant, mes guenilles bleues, de deux choses l’une, comme le disait un de mes amis mono-burne : ou bien le dynamiteur de Ferrari va vouloir, en brave petit plombier, reprendre sa boîte à outils, donc me découvrir et encore donc (ombilical) mourir des quelques balles que je vais lui télégraphier dans la viandasse, ou bien qu’il va quitter sa tuture sans se préoccuper de ses bagages, auquel second cas son destin restera intact et il conservera toutes ses chances de vivre jusqu’à un âge avancé.

C’est la seconde éventualité qui prévaut (comme disait Etienne Marcel). À peine a-t-il coupé le contact qu’il est déjà hors d’auto, d’autorité. Son pas craque sur une nappe de gravillons. Je l’entends tambouriner contre une porte qu’on ne tarde pas à lui ouvrir. Vlaoum ! Le silence revient.

Il est passablement engourdi, votre dégourdi de San-A., mes belles. Cette inconfortable croisière à la suite d’exploits amoureux sans précédent m’a moulu les cartilages, pulvérisé les nerfs et emmêlé les muscles. Avant de quitter le véhicule, je file un coup de périscope sur les alentours déguisés en environs. Je me trouve devant le perron d’une somptueuse demeure style Île-de-France, en brique, meulières et vérandas à vitraux représentant des hérons au long bec emmanché d’un long cou en train de patauger dans des ajoncs. La grande bâtisse rococo, fin de siècle-début de l’autre, si vous mordez. Y a du feu à l’intérieur, au premier comme au rez-de-chaussée. Pourtant, malgré ces illuminations, aucun bruit ne filtre de cette crèche, ce qui me donne à croire que s’il y a grande réception, cette nuit, les invités doivent jouer au bridge.

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11

Je sais bien : il devient de plus en plus difficile de me lire. Bientôt y aura plus que les jeunes et les vieux cons intelligents qui pourront me suivre.